César Franck, les « douze pièces » pour orgue, par et autour de Joris Verdin
César Franck (1822-1890) : Six Pièces. Trois Pièces. Trois Chorals. Joris Verdin, Cindy Castillo, Bart Verheyen, orgue. Livret en français, anglais, néerlandais, allemand. Avril 2022. TT 58’38 + 76’09. Musique en Wallonie MEW 2203
César Franck (1822-1890) : Six Pièces. Trois Pièces. Trois Chorals. L’Organiste. Pièces pour orgue et harmonium. Joris Verdin, harmonium et orgue. Livret en anglais et français. Février 1990, Septembre 1998, Septembre 1999, Mai 2011, réédition 2022. TT 06h44’’. Ricercar RIC 441
Deux instruments : le Cavaillé-Coll de Notre-Dame d’Épernay (dans son état quasi intact) et le Merklin du Temple-neuf de Strasbourg se partagent les douze pièces, distribuées entre les trois organistes. Remarquablement restauré en 2002, l’orgue sparnacien avait déjà été sollicité par Piet van der Steen pour l’intégrale réalisée il y a quelques années pour le label néerlandais Excellent Recordings. Loin d’être surdimensionné (34 jeux), il se distingue par ses timbres racés et transparents (l’introduction de la Fantaisie opus 16 s’y entend comme une exhalaison d’harmonium…), sans excès de puissance (un bourdon 32’ manquerait pour certaines partitions), mais capable d’étonnantes candéfactions, notamment dans les bouquets d’anches. On les goûtera par exemple dans l’épisode modulant (9’40, m. 226-) du second Choral dont Bart Verheyen livre une des lectures les plus vives et intelligentes que l’on ait jamais entendue. La souplesse agogique y sert la respiration dramatique avec tant de liberté que d’acuité, tout au service de l’éloquence.
Comme toujours avec le label MEW, saluons une admirable notice, richement iconographiée ; dommage que les registrations n’y soient précisées et que la présentation des FWV 35-37 et des Chorals s’avère moins développée que l’analyse des Six Pièces. Dans le livret, l’éminent Joris Verdin revient d’ailleurs sur les influences de l’écriture pianistique et sur la notion de flexibilité du tempo inhérentes à ces pages. Preuve dans la loquacité que Cindy Castillo accorde au Prélude de l’opus 18, et dans l’anxieuse respiration qu’elle impose à la Pièce Héroïque, mobile mais évasive ; le relief d’abord timide y trouve progressivement assiette et cohésion, comme fédérées vers la péroraison. Sur l’instrument champenois, on se plairait à dire que l’effervescence se termine en griserie… Légèreté des coups de pinceaux, formes plus allusives que dessinées, mais une signification d’ensemble pourtant flagrante : une sorte de liesse impressionniste qui renvoie volontiers au tableau de Monet sur la couverture. Étonnante interprétation, en marge des approches communément martiales et triomphalistes.
Par la même musicienne, voilà une autre illustration de cet art du mouvement diffracté : dans la Fantaisie en la majeur où les accords battus qui sous-tendent l’essor du thème principal se brouillent d’une locomotion un peu floue. Ce qui n’empêche pas la térébrante décantation de la troisième section (4’32) à la Voix Humaine sur pédale d’ut dièse, ni l’évolution vers des ambiances densément intensifiées. Après le spumescent Cavaillé-Coll d’Épernay, le Merklin de Strasbourg propose une matière moins raffinée mais charnue, voire empâtée dans le registre grave. Ce qui ne retranche toutefois rien de l’intériorité de la Prière, ni de la faconde du Final emporté d’un geste énergique par la professeure de l’IMEP de Namur.
À l’aune des précédents témoignages enregistrés pour Ricercar (cf ci-dessous), l’auditeur pourra confronter les tempi ici choisis par Joris Verdin, quasiment identiques pour la Pastorale, mais un peu plus déliés dans les premier et troisième Chorals. Alors que le Cantabile se voit ici condensé avec un élan encore raffermi : la noire excède 90 jusqu’au molto sostenuto (vs ca.75 il y a vingt ans). Et pourtant, comme cela chante, presque insolemment ! Une condensation de la lyrique du Pater Seraphicus que l’on pourra comparer au somptueux Pétur Sakari à Orléans à Orléans (BIS) et surtout à Jean-Luc Thellin à Saint-Maurice de Bécon, dilaté en quelque sept minutes ! Globalement, au long des deux CDs, les amateurs de bassins légatisants et de polyphonies tracées à la règle seront éprouvés par ces approches qui, sous couvert de tabula rasa, offrent un portrait rénové et stimulant de César Franck, quand elles briguent de « libérer notre oreille de tout ce qui a été dit et écrit après sa mort ».
Intégrale des œuvres pour harmonium et orgue de Franck : voici une compilation d’enregistrements qui ont fait date, avantageusement réédités en coffret de cinq disques. Le riche livret cumule plusieurs textes de présentation, dont une notice de Joël-Marie Fauquet qui remet en perspective voire réhabilite la partie immergée de ce corpus, au-delà des « douze grandes pièces » : le recueil L’organiste (1891) pour harmonium comme son nom ne l’indique pas ; les pièces posthumes, propres au rituel, éditées par Enoch, que révisa Charles Tournemire, mais qui figurent ici sous leur forme originale. S’invite aussi la pièce cataloguée CFF51, reconstituée en 1990, associée à l’inauguration du Ducroquet de l’église Saint-Eustache en 1854.
Un texte de Jean Ferrard revient sur l’importance de Cavaillé-Coll au XIXe siècle. Quatre instruments du célèbre facteur ont été retenus. Selon l’inertie de la mécanique et les contraintes d’ambitus, les Six Pièces sont distribuées entre deux instruments basques : à Donostia et Azkoitia, celui-ci se chargeant aussi des deuxième et troisième Chorals. Le premier est joué sur l’emblématique joyau de l’Abbatiale de Rouen, de même que les Trois Pièces. Joris Verdin justifiait son approche des registrations pour les Chorals, ambitionnant des « combinaisons moins chargées et moins compliquées ». En matière d’agogique, l’exécution des Six Pièces se fonde sur des indications de tempo retrouvées par Joël-Marie Fauquet, modifiant notre perception d’un sempiternel Pater Seraphicus : « elle perd de sa gravité, voire de sa lourdeur, et gagne en lumière, mouvement, optimisme et virtuosité ». Ces sessions de 1998 remirent singulièrement les pendules à l’heure, par leur vivacité et leur claire nervure ; hélas, le projet était desservi par des captations un peu lointaines, ternes et décharnées, ce qui du moins accentue la décantation du propos. Les pièces posthumes publiées par Enoch comme une suite à L’Organiste sont ici confiées à un autre Cavaillé-Coll, celui de l’église abbatiale de Saint-Omer, capté en mai 2011. On regrette que ni la disposition des consoles ni les registrations ne soient indiquées.
Le livret rappelle aussi le peu que l’on sait au sujet de l’harmonium que put jouer le compositeur. Le cycle inachevé L’Organiste, et des pièces écrites entre 1858-1865 et 1874-1880, échoient ici à six modèles signés des grands noms de la facture (Debain, Alexandre, Mustel, Kasriel), que Joris Verdin cisèle en maître de la ligne et de la nuance, animant l’Expression comme personne. En ces mains expertes, le parcours inclut aussi le Prélude, Fugue et Variation dans une version pour harmonium et piano, accompagnée par Jos Van Immerseel sur un piano Erard de 1850.
Avec le recul, au-delà des audaces dans les grandes pièces d’orgue pour lesquelles persistent de nombreuses alternatives plus conventionnelles (Marie-Claire Alain, André Isoir, Olivier Latry, Ben Van Oosten…), c’est dans les pages pour harmonium que Joris Verdin domine la discographie. En tout cas, pour l’ensemble de ses mérites, et ses notes très documentées, ce coffret s’impose comme un des événements de l’anniversaire Franck, et une incontournable (re)découverte pour tout affidé de son œuvre pour clavier.
MEW : Son : 8,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9 à 10
Ricercar : Son : 7 (orgues) à 9 – Livret : 9,5 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 9 à 10 (harmonium)
Christophe Steyne