Chopin et Liszt, destins croisés

par

Jean-Yves Clément : Chopin et Liszt. La magnificence des contraires. Paris, Premières Loges, ISBN 978-2-84385-388-3. 2021, 178 pages, 18 euros.

Directeur artistique du Festival Chopin de Nohant et créateur des Lisztomania de Châteauroux en 2002, commissaire général de l’année Liszt en France en 2011, Jean-Yves Clément se consacre depuis longtemps à ces deux figures essentielles du piano romantique. Entre autres ouvrages les concernant, cet originaire de Bourges a écrit Nuits de l’âme. 21 poèmes d’après les 21 Nocturnes de Frédéric Chopin (Le Cherche-Midi, 2010), ajoutant à sa réflexion sur la création musicale sa propre vision lyrique. Cette fois, il propose un essai au sein duquel, selon le splendide sous-titre de son livre, « la magnificence des contraires », il aborde la personnalité de Liszt, extraverti et public, et celle de Chopin, intérieur et solitaire, pour souligner le fait que ces deux génies, à la fois si distincts et si symétriques, semblent se compléter et s’emboîter dans le ciel mystérieux de l’art

Le parcours de Jean-Yves Clément, dans ses fonctions artistiques (en septembre 2020, il a été nommé président de l’Orchestre Royal de Chambre de Wallonie) et dans ses études déjà publiées, montre à suffisance qu’il était tout à fait désigné pour creuser l’expansion et la dispersion de l’esprit de Liszt et souligner sa multiplicité, et pour se plonger dans la miraculeuse alchimie des profondeurs propre à Chopin. L’auteur propose un résumé éclairant de son approche lorsqu’il écrit : […] le sujet de notre double portrait tient entièrement dans ces quelques lignes : Chopin a toujours été un « tout », un miracle d’équilibre artistique s’accomplissant d’emblée à travers son piano ; Liszt le devient à sa mort, alors que « l’éternité le change » et que l’on peut considérer d’un autre oeil, comme à rebours, sa dispersion nécessaire et magnifique… (p. 173). La biographie que Clément a consacrée au Hongrois en 2011 (Actes Sud, collection « Classica ») s’appelait déjà Franz Liszt ou la Dispersion magnifique.

Le destin a voulu qu’au décès de Chopin à 39 ans, Liszt ait encore devant lui, à trois ans après, une existence d’un peu moins de quatre décennies, une deuxième vie en quelque sorte. Constat sur lequel Jean-Yves Clément va insister en disant que Liszt devient un autre à la mort de Chopin et que ce dernier continue de vivre à travers Liszt après sa mort, notamment à travers le volume que le Hongrois va consacrer au Polonais en 1852. Le lecteur découvrira avec un intérêt croissant le développement des idées de l’auteur, qui tiennent à la fois de la biographie esquissée, de la réflexion philosophique, de l’analyse de l’esthétique pianistique des deux compositeurs et de leur mode de vie, et de tout ce qui a trait à leurs oppositions créatrices de convergences.

Pour étayer son propos, Jean-Yves Clément divise son livre en trois parties. La première, sous-titrée « deux pianos voyageurs », s’attache à leurs origines respectives d’Europe centrale, Pologne pour Chopin, « paradis perdu », Hongrie pour Liszt, « patrie réinventée », à leurs lignées, à leurs déplacements, à leurs débuts parisiens et aux cénacles de la capitale française, ainsi qu’à leur rencontre dès 1831. Le portrait en miroir se dessine de plus en plus dans la deuxième partie, où les « destins croisés » se précisent. Ici, les liaisons féminines interviennent, Marie d’Agoult et George Sand sont en première ligne, l’auteur se penchant bien entendu sur les épisodes et les lieux, Majorque, Nohant pour l’un, l’Italie, le Rhin pour l’autre. Liszt court le monde avec son inlassable vitalité, alors que Chopin, que la maladie rattrape peu à peu, vit des années de plénitude. L’année 1847 marque un tournant : Chopin se voit signifier son congé par George Sand, Liszt fait la connaissance de la Princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein et amorce une période de retrait de son existence de virtuose.

Dans la troisième partie, « Désaccords et résonances », Jean-Yves Clément se penche sur l’attitude face au concert, avec l’invention du récital moderne par Liszt à Londres en 1840, et la conception de Chopin, homme du secret poétique et de la confidence et, de ce fait, opposé aux concerts adversaires de l’art. L’auteur développe des considérations sur la présence de Chopin dans les salons ou le piano social de Liszt, qui le conduit jusqu’aux endroits aussi insolites que les hôpitaux ou les prisons, d’où, jusqu’à 1847, une dimension de cosmopolitisme. Les deux pianistes qui sont « aux antipodes », jusqu’à l’utilisation d’instruments différents, Pleyel pour Chopin, Erard pour Liszt, ont aussi des esthétiques antagonistes, mises ici en évidence. La mort du Polonais en 1849 donne l’occasion à Jean-Yves Clément de couronner son essai par une vingtaine de pages très éclairantes sur le « Liszt après Chopin » : le Hongrois devient tout de suite le biographe du défunt, l’interprète fait place au compositeur productif qui va étendre son répertoire au domaine religieux, à l’orchestre et à la voix. L’influence de Chopin va se manifester à travers l’inspiration lisztienne que l’auteur éclaire justement en mettant l’accent sur l’afflux de créativité qui va marquer son œuvre. 

Cet ouvrage des plus intéressants, écrit avec clarté et dans un style élégant, va bien au-delà d’une synthèse habilement construite autour de ces deux figures légendaires. Il entre au plus profond de leurs différences, mais aussi de leurs symétries. L’auteur, dont on sent que ses doubles fonctions de terrain l’ont amené à considérer avec un respect lucide l’un et l’autre de ces deux génies du piano, souligne bien « la magnificence des contraires » de ces destins croisés, en affirmant, terrain sur lequel nous le suivons volontiers, que Chopin et Liszt sont inséparables du romantisme […], l’un avec une vision du monde qui n’est que musique, l’autre dont la vision du monde épouse la musique, en est le cœur.  

Jean Lacroix

    

 

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