CPE Bach : au-delà des limites et survolté
Beyond The Limits/Au-delà des limites. Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) : Intégrale des symphonies pour cordes. Six symphonies, Wq. 182 (1773) et Symphonie, Wq. 177 (1759). Gli Incogniti, violon et direction : Amandine Beyer. 2021. Textes de présentation en français, anglais et allemand. 71’11. Harmonia Mundi HMM 905321
C’est le Baron Van Swieten, diplomate et mécène autrichien d’origine hollandaise -alors Ambassadeur d’Autriche à la Cour de Frédéric de Prusse à Berlin- qui commanda en 1773 à Carl Philipp Emanuel Bach (qui résidait à l’époque à Hambourg) un recueil de six symphonies pour cordes, lui enjoignant -à en croire le témoignage du compositeur et concitoyen de CPE Bach Johann Friedrich Reichardt- de suivre sa muse et de ne se préoccuper en rien de possibles difficultés d’exécution.
En dépit de leur caractère expérimental, les oeuvres firent fortes impression lors d’une répétition générale privée tenue à Hambourg l’année suivante avant l’expédition du manuscrit à Berlin. A en croire l’Allgemeine Musikalische Zeitung, « on écoutait avec ravissement le flot original et hardi des idées ainsi que la grande variété et nouveauté des formes et modulations ». Et la revue d’ajouter : « Rarement a-t-on entendu un esprit génial livrer une composition musicale au caractère plus élevé, impertinent et humoristique. »
Et ce qui était vrai il y a près de deux siècles et demi l’est encore aujourd’hui. Cette musique, fidèle en cela aux préceptes énoncés par le Bach de Hambourg dans son célèbre Essai sur la véritable manière de toucher le clavecin (1753), vise à directement toucher l’interprète comme l’auditeur par l’inattendu, le surprenant voire l’outrancier, allant toujours de pair avec une profonde sincérité et une espèce de mise à nu -parfois sentimentale, parfois violente- de l’âme du compositeur couplée à des exigences folles pour les exécutants.
Si l’esthétique générale de ces oeuvres brèves (chacune d’elles, toujours en trois mouvements, tourne autour des dix minutes) est clairement baroque dans son goût du bizarre et de ses imprévisibles ruptures de ton comme on les trouve chez Vivaldi ou Telemann (par ailleurs parrain du compositeur), elle n’est pas non plus sans rapport avec les symphonies de la période Sturm und Drang de Haydn, comme la N° 49 La Passione (1768) ou la Symphonie « Funèbre »(1772), même si ces dernières sont à la fois moins excessives dans leur expressivité, plus longues et plus logiquement organisées.
On pourrait difficilement trouver des interprètes plus idoines pour défendre ce répertoire proprement extraordinaire qu’Amandine Beyer et sa vaillante formation dont la riche sonorité va bien au-delà de ce à quoi l’on pourrait s’attendre de la part de treize cordes et du clavecin.
Et c’est peu dire que les musiciens mordent dans la musique à pleines dents. Dès le premier accord de la Symphonie Wq.182/1 qui ouvre le présent enregistrement, l’ensemble y va -passez-moi l’expression- à fond les manettes et cette intensité ne se relâche à aucun moment, car on part ici gaiement et sans demi-mesures à l’aventure.
Si les passages échevelés ne manquent pas dans ces oeuvres (comme ces traits de violon virtuoses et intarissables dans le premier mouvement de la Symphonie Wq.182/3, les lignes mélodiques déchiquetées de l’Allegro ma non troppo initial de la Wq.182/2 ou le Finale speedé et explosif qui clôture l’oeuvre), les mouvements lents recèlent bien des beautés. Pensons à l’Adagio de la Wq.182/3 dont l’écriture chambriste, la douceur, les lignes idylliques des violons ont quelque chose de mozartien. Le Larghetto de la Wq.182/5 se révèle étonnamment serein, alors que le Largo ed innocentemente de la Wq.182/4 rappelle beaucoup Haydn dans sa douceur apaisée. Aux six Symphonies hambourgeoises, Gli Incogniti ajoutent la bien antérieure Symphonie Wq.177, curieusement bien moins éloignée de l’esprit de ces dernières qu’on ne pourrait l’attendre. Certes, l’Andante moderato médian est dans le plus pur goût galant (cela vaut d’ailleurs aussi pour l’Allegretto qui conclut la Wq.182/3), mais le Fandango final est délicieusement enlevé.
Le seul -petit- bémol qu’on pourrait mettre à cet excellent enregistrement est qu’Amandine Beyer et ses troupes disciplinées et virtuoses pourraient par moments faire montre d’un peu plus de souplesse et de légèreté dans des mouvement rapides toujours uniment volontaires, enthousiastes et irrésistiblement conquérants devant lequel le plus sévère critique sera bien forcé de rendre les armes.
Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 9,5
Patrice Lieberman