Dans les grands vents d’automne, Giya Kancheli s’en est allé

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À quoi mesure-t-on la grandeur d’un artiste ? À l’incompréhension dont font l’objet ses œuvres, par hypothèse en avance sur leur temps ? Que penser alors d’un Liszt ou d’un Paganini, ou encore, plus proches de nous, d’un Wolfgang Rihm, d’un John Adams ou d’un Penderecki ? À la complexité de son langage artistique ? Que penser alors du Mozart de l’Ave Verum ou du Requiem ? À son refus de jouer la carte de l’émotion ? Dans ce cas, que penser d’un Chopin ou d’un Wagner ?

Si la valeur d’un artiste se mesure davantage à sa force de caractère et à son indépendance d’esprit, à la conviction avec laquelle il colporte son message, à la sincérité de sa démarche artistique et à sa volonté de communier aux questionnements de ses semblables, alors, c’est sûr, c’est un grand homme qui vient de nous quitter. 

Giya Kancheli n’était pas incompris. Son langage est épuré et accessible, charnel et affectif. Empathique, persuadé de la légitimité de sa démarche, indépendant, Kancheli l’était sans l’ombre d’un doute. Son style immuable, immédiatement reconnaissable, il ne l’a jamais renié. À l’inverse de tant d’autres compositeurs, il n’a connu, pour ainsi dire, qu’une seule « manière » : la sienne. Certes, il céda brièvement, dans les années soixante, aux sirènes de l’avant-garde, dont il devint aussitôt l’une des figures emblématiques en URSS. Très vite, cependant, il se consacra à ciseler une esthétique personnelle, influencée par les idiomes des musiques folkloriques et populaires. Jamais plus par la suite il ne dévia de la trajectoire qu’il s’était fixée, traçant, telle une comète au firmament, un long trait rectiligne dont l’épaisseur seule variait au fil du récit musical. Au diable les qu’en-dira-t-on ! 

Une affliction non feinte, dont certains mélomanes (on peut les comprendre) ne supportent pas la pesanteur, suit, indéracinable, le cours de sa création. Dans ses pages orchestrales, des paysages désolés s’étendent à perte de vue sur une nappe sonore à la limite de l’audibilité, pulvérisant le rythme, annihilant le tempo, faisant voler en éclats le temps musical. À l’autre extrémité du spectre dynamique, des soubresauts inattendus, aussi tonitruants qu’éphémères, secouent les esprits. Ces vols de longue distance, qui franchissent les mers dans des nuées de silence craquelé par le bruit sourd des moteurs, ces longs courriers, charriant bien souvent le souvenir brûlant d’une séparation, ne vont pas sans quelques turbulences.

Pessimiste, Kancheli l’était probablement, déçu, comme tant d’autres, de la conduite d’une société qu’il peinait à comprendre. Les titres dont il affubla la plupart de ses œuvres en disent long sur les états d’âme qui présidèrent à leur création: Lament, Light Sorrow, Mourned by the Wind, Life Without Christmas, Land of the Colour of Sorrow,… D’autres que lui, tels Chostakovitch ou Schnittke, dont il partageait les désillusions, ont tenté (en vain) de masquer leur désenchantement derrière le voile de l’ironie. D’autres encore, comme Petterson, Zimmermann ou Lachenmann, ont fait le choix de la révolte. Chez Kancheli, on trouve au contraire, au milieu d’un désert de fatalité confinant quelquefois au défaitisme, une forme de bienveillance que de nombreux mélomanes sont parvenus à saisir. Il n’y a dans sa musique aucune aigreur, aucun appétit pour tourner en dérision les égoïsmes qui gangrènent ce monde, aucune envie de mener des combats idéologiques à la manière d’un Luigi Nono.

Le titre de l’un des opus phares de Kancheli constitue le leitmotiv émaillant l’ensemble de son œuvre: l’exil. Ce fléau de notre époque, qu’on s’impose ou qu’on ne choisit pas, hante à jamais qui en fait l’expérience. Kancheli l’a vécu dans sa chair. Né à Tbilissi le 10 août 1935, il fut l’un des rares compositeurs « freelance » d’Union soviétique. Il quitta la Géorgie en 1991 pour s’établir en Europe occidentale -à Berlin tout d’abord, à la faveur d’une bourse, et à Anvers quatre ans plus tard, où il devint compositeur en résidence de l’Orchestre Royal Philharmonique de Flandre et posa définitivement ses valises.

C’est cousu de fil blanc : nombreux sont ceux qui, passé le temps du deuil, fustigeront de plus belle le « sentimentalisme » de Kancheli. Quelques-uns soutiendront qu’il avait tendance à se répéter, surtout vers la fin -ce qui n’est pas faux d’ailleurs, mais procède tout simplement de la constance de ses états d’âme. D’autres encore, et c’est pire sans doute, tairont sa disparition; comme Jean-Noël von der Weid probablement, qui, dans son fameux ouvrage La Musique du XXème siècle, criblé de partis-pris, ne consacre qu’une seule ligne à Kancheli, dont il méprise l’ « indulgence », sans citer la moindre de ses œuvres.

La musique de Kancheli est-elle moderne ? 

Celle de Bartók l’est-elle ? L’auteur du Mandarin Merveilleux lui-même s’en défendait: tonales, insistait-il, et sans commune mesure avec les pages « impersonnelles » (Bartók dixit) de ses contemporains avant-gardistes, ses œuvres n’avaient pas la prétention d’accéder au Valhalla du modernisme. Qui peut nier, cependant, que sa musique ait été de son temps ? Assurément, celle de Kancheli l’est tout autant. À des années-lumière de la musique « objective » de la seconde moitié du XXe siècle, elle est écrite avec les tripes. Il y a cinquante ans, nul n’aurait sans doute misé un penny sur la pérennité de son œuvre. Mais qu’en est-il aujourd’hui, où le monde semble vouloir peu à peu tourner le dos aux artistes désincarnés ?

Kancheli nous l’avait avoué lors d’un entretien qu’il nous avait accordé à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire: il se sentait un étranger dans le cénacle de la musique contemporaine, ne goûtant que fort peu la musique de ses pairs, hormis celle de Victor Kissine, parmi quelques rares privilégiés. 

Fidèle à lui-même et à son esthétique, Kancheli n’a pourtant pas manqué d’occulter un pan non négligeable de sa production : la musique « alimentaire » de ses jeunes années, composée pour la scène ou le cinéma. Des miniatures qu’il tenait pour des broutilles et dont il ne se vantait donc pas, oubliant un peu vite que la musique légère n’écorne en rien l’intégrité d’un compositeur ; seule la musique écrite à la légère porte ombrage à sa création. Les musiques de film de Kancheli, composées pour la plupart à la demande du réalisateur Robert Sturua, demeurent peu connues chez nous mais jouissent d’une importante popularité en Géorgie.

Comme celles d’un Rautavaara, les œuvres du compositeur géorgien, débarrassées des carcans formels, sont le résultat d’un processus organique; le matériau se développe et se régénère sans contraintes à partir de lui-même. Auteur de sept symphonies, Kancheli n’en écrivit plus après 1986; à compter de cette date, du moins, plus aucune de ses partitions pour orchestre n’est présentée comme relevant de ce genre. Créé en 1984, Music for the Living demeure son unique opéra. 

Parmi les pages pour grand ensemble de Kancheli, on retiendra avant tout la Liturgie pour alto « Pleuré par le vent » (quelle trouvaille que cet accord de sol, majeur et mineur à la fois, sur lequel se referme le deuxième mouvement !), sublimée au disque par Kim Kashkashian et Dennis Russell Davies chez ECM. Au terme de cette œuvre éthérée, dont on sort difficilement indemne, on se relaxera en se délectant des bagatelles méconnues (toujours chez ECM, Themes from the Songbook et Simple Music for Piano), composées qui pour un cinéaste, qui pour un metteur en scène, et dont la nostalgie n’a plus rien d’oppressant. Plus rare, la musique de chambre (Time… and Again pour violon et piano, Caris Mere pour soprano et alto et le quatuor avec piano In l’Istesso Tempo, en particulier) mérite elle aussi le détour. 

L’exil de Kancheli s’est achevé: c’est de retour à Tbilissi qu’il a tiré sa révérence. La mort fait parfois bien les choses. Adieu, Maestro ! Vous nous laissez dorénavant le soin de gérer votre héritage. Puissions-nous nous montrer dignes de ce legs que vous laissez derrière vous.

Crédits photographiques : DR

Olivier Vrins

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