Denis Sungho, artiste pluriel

par

Né à Busan (Corée du Sud) en 1975, il arrive la même année dans sa famille belge. Une jeunesse paisible où la musique prend rapidement une place de choix. Alors, c’est le Conservatoire de Huy, le Conservatoire de Bruxelles (classe de Sergio Assad) avec, à la clé, un Premier Prix en 1994, et des formations complémentaires à l’Ecole Normale Supérieure Alfred Cortot (Paris) auprès d’Alberto Ponce puis chez Odair Assad au Conservatoire Mons où il obtient son Diplôme Supérieur en 1998.

Travail et talent se conjuguent avec bonheur. Il est d’abord lauréat de la musique de la Fondation Belge de la Vocation puis, en 2005, son tout nouveau statut de Rinsing Star lui ouvre les plus grandes scènes. Ce seront Carnegie Hall (New York), le Concertgebouw d’Amsterdam, le Musikverein (Vienne), le Mozarteum (Salzburg), le Symphony Hall (Birmingham), le Konserthuset Stockholm, le Megaron (Athènes), le Palais des Beaux-Arts à Bruxelles, la Cité de la Musique (Paris), la Philharmonie de Cologne, celle de Berlin...
On le retrouve dans le cadre de festivals tels que le MusikTriennale à Koln et avec des ensembles comme l'Ensemble Intercontemporain ou Oxalys.  Ses enregistrements chez Fuga Libera, EMI et Naxos sont salués par les critiques spécialisés.

Il y a dix ans, Denis Sungho s‘envolait pour la Corée du Sud, à la recherche de ses racines et d’un souffle nouveau. Son univers musical s’enrichit d’expériences musicales nouvelles, son répertoire s’élargit, ses partenaires se diversifient, il se construit librement une carrière conforme à ses exigences intellectuelles et émotionnelles. Désormais, ses activités sont couvertes par sa radio internationale, les radios belge, française, canadienne, américaine, ainsi que la télévision et la presse écrite de Corée du Sud où on retrouve ses CD dans le top 5 des meilleures ventes. Il est le premier musicien classique, en Asie, à collaborer avec une diva pop, Insooni. Revenu en Belgique ces derniers jours, il a accepté de répondre à nos questions. 

Vous avez été Rising Star, ce qui vous a permis de vous produire dans quelques unes des plus grandes salles du monde. Qu’est-ce que cette expérience vous a apporté ?

Je serai éternellement reconnaissant à Bozar de même qu'au jury pour cette formidable opportunité. C’est une immense chance de pouvoir se produire sur ces belles scènes. Cela donne aussi du ‘’métier’’, c’est une expérience inoubliable qui pose le socle d'une carrière. J’y ai aussi appris l'expérience de la solitude du soliste : voyager seul, manger seul, jouer seul, affronter seul la pression. Je ne m'y attendais pas car je ne savais pas ce que c’était. Cela m’a fait réfléchir. J’ai enrichi non seulement mon CV mais aussi ma tête et mes doigts. Quoi qu’il en soit, sans cette récompense, je ne serais pas là où je suis.

Je me suis laissée dire que vous êtes premier le musicien classique en Asie à collaborer avec une diva de la musique pop, Insooni. Mais vous avez aussi été le premier guitariste invité à Lugano dans le cadre du projet de Martha Argerich. Pourquoi un tel grand écart artistique ?

Guitariste, c’est un drôle de métier. C’est une niche dans la niche. Je ne me suis jamais senti à l’aise dans les carcans, c'est peut-être dû à mon histoire personnelle. Je déteste être enfermé, j’aime les grands espaces, la mer et la moto. J’aime profondément la musique classique, je voulais être pianiste et jouer les grands concerti romantiques. Je suis guitariste par hasard. Cela m’a forcé à écouter d’autres styles de musique que la musique classique. Je cherche toujours l'émotion et le son. Insooni est une immense artiste, jouer avec elle en duo m’a procuré une immense émotion musicale. J’adore travailler avec les chanteurs. J’ai aussi collaboré avec la soprano Jo Sumi. La voix est une émotion directe, qu'elle soit pop ou classique. J’ai plus de mal avec le jazz, ce n’est pas mon langage. Être invité à Lugano était une autre très belle aventure. Rien que pouvoir échanger quelques mots, sentir l'énergie créative de Martha Argerich est une chance. J’ai aussi eu la chance d'étudier avec Odair Assad et Sergio (un an). Que ce soit Insooni, Martha Argerich, Odair Assad ou Jo Sumi, pour moi, c'est un partage musical. Ces artistes sont honnêtes, sentimentalement honnêtes. L'honnêteté musicale, c’est important. La générosité aussi. Toujours offrir le meilleur de soi. Le don de soi pour la musique.

Pour en revenir au carcan, j’admire aussi des artistes comme Daft Punk, Weeknd, London Grammar, H.E.R, Childish Gambino. Il y a d’excellentes choses en musique électronique ou R&B. Et j’adore les cuisines belge, française, coréenne ou chinoise. J’ai besoin de diversité musicale, d’excitations nouvelles.

Mon médium est la guitare et je l’adapte à mes envies tout en gardant mon identité propre. Je ne jouerai jamais de la guitare électrique, j'aime le son de mon instrument. C'est sans doute dû à mon histoire personnelle aussi : je crée mon identité propre sans trop me soucier des cases. Je pense que le public qui vient à mes concerts apprécie aussi cette créativité, cette émotion directe et cette énergie. Que ce soit en soliste, chambriste ou avec mes projets néo-classiques. Je fais ce que je fais à 100%.

Vous avez grandi et étudié en Belgique et vous poursuivez votre carrière en Corée. Est-il plus facile pour un artiste classique de faire carrière en Asie qu’en Belgique ?

En réalité, c’est  plus difficile en Asie qu’en Belgique, mais le territoire est tellement vaste et bouillonnant que les opportunités sont plus nombreuses. Par contre, le niveau général est très, très haut. Voyez le niveau des Coréens dans les concours. Même les amateurs sont excellents. Il faut donc créer sa place. Mais le fait d'être entouré de tellement d’excellents musiciens pousse à se dépasser. Non seulement à l’instrument mais aussi dans la conception des programmes ou des projets spécifiques. De plus, comme tout est privé, il faut composer avec le fait d'être rentable pour un promoteur ou un agent.

Il faut aussi se créer intelligemment un réseau. Quand je suis arrivé en Corée il y a une dizaine d'année, je ne connaissais personne. J’ai travaillé énormément, pris des risques, fait des erreurs. J'ai perdu pas mal d'argent en productions (en Corée, être producteur, ça veut dire aussi lever les fonds, assumer la responsabilité des pertes comme des profits). Je suis passé par des périodes très difficiles pour revenir aujourd’hui. J’ai failli arrêter tout mais je me suis accroché. C’est cela aussi l’Asie, c’est très compétitif dans les rapports humains. J’y ai appris une certaine violence des affaires. Je ne regrette rien, je suis plus aguerri aujourd’hui. Quand on décide de partir, les gens qui restent ne savent pas par quoi on passe, d’ailleurs cela ne regarde pas beaucoup de monde.

Avoir une double identité fait réfléchir, cela élargit le spectre de la pensée. Je ne serai jamais ni Belge ni Coréen. J’ai dû et je dois être créatif et fort. Honnête aussi. Cela prend du temps mais il me semble que j’arrive aujourd’hui à une belle synthèse. C’est peut-être lié au fait que mon épouse est enceinte. Cela fait réfléchir aussi.

Il y aussi le fait que l’Asie est aujourd’hui le centre du monde. Le centre économique et le centre artistique. Ce n’est pas agréable à reconnaître pour un Européen mais c’est un fait. Il n'y a pas seulement la Corée, la Chine et le Japon, mais aussi toute l’Asie du Sud-Est, la Mongolie. Ce qui représente 60% de la population mondiale. Quand toute l’Asie sera au niveau de la Corée et du Japon, cela va créer un énorme marché. En général, les Asiatiques misent sur l'éducation et l’excellence : j’ai beaucoup d’amis qui sortent de la Julliard, d’Harvard, etc... Cela suscite aussi une saine compétition des cerveaux. Ce n’est pas confortable mais très enrichissant. Je ne dis pas que tout y est bien, mais il y a un formidable bouillonnement créatif et musical. Je suis très attaché à l’Europe et à la Belgique, mon coeur y est. Et je suis triste de voir à quel point les politiques sont régionales, les visions à court terme. Il faut miser sur la culture et la technologie. Ce qui fascine encore, c’est la culture européenne. La technologie est asiatique. L’Europe doit absolument miser sur sa culture et son histoire. Il y a tellement de très belles choses en Europe, la danse, l'opéra, la musique, le cinéma. Il faut absolument que l'Europe supporte la création et l’exporte. C’est sa seule ressource naturelle.

Dans votre biographie, on apprend que vous êtes également consultant pour différentes marques prestigieuses. En quoi consiste cette facette de votre activité ? Multiplier les champs d’action, est-ce absolument indispensable pour un artiste classique en 2019 ?

Effectivement, cela fait aussi partie de mes activités, je conseille certaine marques. J’ai aussi été, pour le comité olympique, Directeur Artistique pour les Jeux Olympiques d’hiver de Pyeongchang. Plus précisément, pour le Gala des Présidents auquel participaient Ban Ki Moon, le Premier Ministre chinois, des Princes, des Rois, des Présidents. Il y avait 30 chefs d’états.

J’aime diversifier mes activités. Par contre, je n’enseigne pas, sauf dans ma fondation. Quand je fais du conseil, je prends en compte l’image de la marque et le public cible. Comme je connais pas mal de genres musicaux, que je connais l’Europe et l’Asie, cela m’aide à faire les bons choix qui correspondent à certaines campagnes de presse ou à des activités précises.

Je ne sais pas si c'est indispensable pour un artiste de 2019, mais je sais que ça met du beurre dans les épinards et que ça oblige à penser « corporate ». Je ne veux pas rester dans la pose 19e siècle de l’artiste. La vie est suffisamment dure et cruelle pour en plus se plaindre.

Sur votre site, le projet Coast 82 suscite ma curiosité. Pouvez-vous nous en dire plus ?

COAST 82, c’est mon bébé. COAST parce que la Corée est une péninsule, et 82 parce que c’est son code téléphonique international. J’y explore mes goûts pour l’électronique et la musique classique. Je produis la musique avec mon équipe d'arrangeurs et de producers. Mes musiciens sont coréens et français installés à Séoul.
Avec COAST 82, je n’ai aucune limite créative et nous « faisons » en général de belles salles. Pour notre dernier concert, le concert de nouvel an à Busan, on était devant une salle de 2000 places.  Pour les concerts de 2019, je vais ajouter un chanteur de Pansori (musique traditionnelle coréenne). Nous allons arranger des thèmes classiques ou composer. L’avantage de la guitare, c’est qu’il y a tellement peu de répertoire que je dois créer moi-même mon répertoire.

Et nous allons enregistrer pour Universal cette année. Nous espérons que ce sera la Kclassic, comme il y a la Kpop...nous verrons ! J’ai signé aussi, il y a quelques mois, avec une intéressante entreprise de management qui fait en général de la pop. Ils me soutiennent mais je dois prouver dans les deux ans que mes projets sont rentables. Je croise les doigts! Et nous serons en Belgique en novembre 2019.

Vous qui êtes un entrepreneur artistique, comment voyez l’avenir de la musique classique ?

Il me semble que son avenir est positif. Il y a de très belles réussites. "Vivaldi recomposed" par Max Richter, les albums de Daniel Hope,… Les solistes osent plus et explorent davantage. C’est très excitant. Deutsche Grammophone ose aussi et a fait beaucoup de bien à la musique classique. Cela reste une esthétique très nordique mais c’est un choix plus que respectable. Alice Sara Ott avec Arnalds, etc… Puisque le monde est anxiogène, il me semble que l'élégance et une certaine idée de la beauté sont un beau refuge.

On voit d'ailleurs que les ventes de CD classiques sont stables, Arnalds a fait salle comble à Bozar, Frahm fait 3 fois le Trianon et deux concerts sont déjà sold out, et Lang Lang remplit les salles. Je ne dis pas qu’il ne faut jouer ou faire jouer que les nouvelles tendances. L'idéal, c’est de jouer les deux et de plus en plus de musiciens le font.

D’une manière générale, l’industrie musicale se porte bien, c’est bon signe. Cela veut dire qu’il y a une demande. Je ne suis pas du tout pessimiste. La musique classique change peut-être de visage mais c’est une bonne chose : elle est vivante et elle se porte bien. Le débat sur la survie de la musique classique est dépassé. La jeune génération a bien compris la force des réseaux sociaux et elle comprend aussi les challenges du 21e siècle. Il me semble que la musique classique a un bel avenir devant elle.

Le site de Denis Sungho : www.denissungho.com

Propos recueillis par Michelle Debra

Crédits photographiques : Denis Sungho

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.