Emmanuelle Bertrand fait revivre les voix de Maurice Maréchal et de son "violoncelle de guerre"
Ce n’est pas nouveau : il y a, en France, une formidable école de violoncelle. Elle a commencé avec Martin Berteau (1691-1771), et de nos jours Emmanuelle Bertrand (née en 1973) en est une des plus dignes représentantes. Elle raconte que son amour du violoncelle vient d’un concert auquel elle a assisté quand elle était toute petite. Sur scène, le célèbre pédagogue Jean Deplace (1944-2015), qui deviendra son professeur. Il avait lui-même étudié avec Maurice Maréchal (1892-1964), que l’on peut considérer comme le premier représentant moderne de cette fameuse école, auquel succéderont ces grands noms que sont Pierre Fournier (1906-1986), André Navarra (1911-1988), Paul Tortelier (1914-1990) et Maurice Gendron (1920-1990).
Les nombreux enregistrements que nous a laissés Maurice Maréchal laissent entendre un jeu altier, à la fois spontané et rigoureux, très nuancé, avec une main gauche qui n'est pas toujours d'une justesse irréprochable, mais extrêmement expressive, et un archet d'une vitalité sans cesse renouvelée. Il était, assurément, un grand musicien.
En 1914, au moment de la mobilisation, il allait sur ses vingt-deux ans. En raison de son âge, il était déjà incorporé dans l’armée depuis près d’un an. Il avait eu le Premier Prix de violoncelle du Conservatoire de Paris trois ans plus tôt, et était déjà considéré comme l’un des espoirs les plus prometteurs de cette école française de violoncelle déjà tricentenaire. Ce statut lui a permis de traverser la guerre dans des conditions relativement privilégiées.
Mais sans violoncelle à lui. Quand il le pouvait, il en empruntait un. Jusqu'au jour où deux menuisiers, Antoine Neyen et Albert Plicque (morts au front, tous deux, quelques semaines plus tard) lui en ont fabriqué un, avec du bois assez grossier, pris dans une caisse de munition allemande. Ils disposaient d’un outillage assez rudimentaire, auquel manquait probablement un fer chauffant qui aurait permis de courber le bois. De sorte que ce violoncelle de guerre, dit le « Poilu » car né dans les tranchées, a un aspect beaucoup plus anguleux qu’un violoncelle classique, même si ses proportions en sont très proches (ses auteurs ayant bénéficié des conseils du destinataire).
Si Maurice Maréchal, conscient des limites de son « violoncelle de guerre », a pu être content, quand il le pouvait, de jouer, pendant cette « grande Guerre », sur un violoncelle « normal », il a jusqu'à sa mort été extrêmement attaché à cet instrument dont il disait qu’il lui avait sauvé la vie. Son « Poilu », et qui a par la suite trôné dans son salon en signe de reconnaissance.
C’est maintenant au Musée de la Musique de la Philharmonie de Paris qu’il trône. Malheureusement, il est devenu trop fragile pour y supporter la tension de cordes, et donc être joué. Mais il en existe plusieurs copies, dont celle commandée en 2011 par Emmanuelle Bertrand au luthier qui lui avait déjà fabriqué son violoncelle « de tous les jours » : Jean-Louis Prochasson.
Pendant la guerre, Maurice Maréchal a écrit un journal, sur neuf carnets de très petite taille. Ils ont été retrouvés plusieurs décennies plus tard par sa fille, qui les a édités. Pour ce spectacle, Emmanuelle Bertrand y a choisi (ainsi que dans quelques lettres) les textes les plus caractéristiques et les plus marquants. Ils semblent être lus dans l’ordre chronologique. On remarque qu’aucun passage sur ses amours n’est retenu. Et on le comprend, car à moins de faire durer la soirée deux fois plus longtemps, il était très difficile de faire sentir l’importance pour Maurice Maréchal de cette partie de sa vie.
S'il est arrivé qu’Emmanuelle Bertrand fasse appel à des comédiens aussi chevronnés que Christophe Malavoy, Didier Sandre, François Marthouret ou Philippe Torreton pour lire ces textes, c’est elle-même qui s’en est chargée pour cette soirée à La Seine Musicale. Malgré quelques hésitations de diction, sa prestation est de ce point de vue tout à fait honorable. Elle fait preuve d’une belle gamme expressive, allant du drame à l’humour en passant par des émotions qu’elle éprouve certainement elle-même au moment de les partager.
On ne peut pas réellement parler de mise en scène, dans la mesure où il y a très peu de mouvement. L’instrument n’est utilisé que pour la musique, et non pour illustrer les mots. Il arrive même qu’il semble être quelque peu encombrant, la comédienne ne pouvant oublier qu’elle deviendra instrumentiste quelques minutes plus tard ; elle doit s’y préparer.
Emmanuelle Bertrand arrive avec un violoncelle qui paraît « normal » : les piano sont superbes, et les passages méditatifs extrêmement émouvants. En revanche, les forte paraissent bien maîtrisés. On sait qu’il ne faut pas brusquer le « Poilu ». Mais on voit que cet instrument n’est pas le « Poilu ». Alors ? Les textes qu’elle lit ne parlent pas de ce « violoncelle de guerre ». Le public est perplexe.
Tout s’éclaire quand, enfin, elle lit un texte qui y fait allusion. Elle se lève alors, et va chercher le « Poilu », qui était caché derrière un paravent. Elle joue du Bach (le Prélude de la Deuxième Suite). Elle tient l’archet à la baroque (main éloignée du talon), et utilise volontiers les cordes à vide. La sonorité de l’instrument (qui paraît singulièrement étroit) est extrêmement touchante, très proche de la viole de gambe (ainsi que l’avait signalé Maurice Maréchal lui-même).
Dans les pièces suivantes, on sent bien les limites de l’instrument. Cela oblige à une certaine retenue, particulièrement bien adaptée au caractère intime de toute la représentation. Emmanuelle Bertrand trouve le moyen d’expliquer, entre deux textes (et d’autres qui ont joué cette réplique du « Poilu » le confirment), qu’il s’agit d’un instrument qu’il ne faut surtout pas forcer. Mais pour peu qu’on l’apprivoise (à moins que ce ne soit l’inverse ?), il révèle une voix intime et attachante, un son agréable et tendre. Comme il est impossible de faire des nuances trop contrastées, il nécessite de trouver d’autres moyens d’expression... ce qu’ Emmanuelle Bertrand fait à merveille, avec une palette d’une richesse exceptionnelle.
Et l’on comprend peut-être, rétrospectivement, ce jeu quelque peu retenu du début, avec le violoncelle « normal » (dont on peut dévoiler, maintenant, qu’il est celui de Jean-Louis Prochasson qu’avait déjà Emmanuelle Bertrand quand elle lui a commandé la copie du « Poilu ») : il est possible qu’elle ait été alors, déjà, dans l’attitude instrumentale qu’elle devrait adopter par la suite. Ou alors ne voulait-elle pas que ce « violoncelle de guerre » ne paraisse trop peu sonore en comparaison de l’instrument d’un grand luthier qui disposait de tout le matériel nécessaire ?
Les œuvres proposées par Emmanuelle Bertrand ne sont malheureusement pas indiquées avec suffisamment de précision dans le programme distribué pour que l’on puisse savoir facilement ce que nous écoutons. C’est d’autant plus dommage qu’elles sont magnifiquement choisies, pour leur intériorité bien sûr, mais avec suffisamment de variété pour nous permettre de vivre bien des ambiances musicales.
Parmi elles, seules deux œuvres ont été jouées avec certitude pendant la guerre par Maurice Maréchal (la Sonate de Claude Debussy et les Variations symphoniques de Léon Boëllmann). Il cite bien la Sonate de Richard Strauss, mais seulement pour évoquer la partition. Si l’on sait qu’il a interprété du Jean-Sébastien Bach, ainsi que du Felix Mendelssohn, il ne mentionne ni les Suites pour violoncelle seul, ni la Première Sonate. A-t-il jamais joué la Sérénade de Hans Werner Henze ? C’est possible, mais bien après, puisqu’elle date de 1926. Quant à la Troisième Suite de Britten, elle date de la même année que la naissance de Pascal Amoyel, dont deux pièces étaient au programme : 1971, sept ans après la mort de Maurice Maréchal.
La soirée se termine avec Itinéraire, une pièce d’une dizaine de minutes, écrite en 2003, pour Emmanuelle Bertrand, par Pascal Amoyel (son « partenaire à la ville comme à la scène », selon la formule consacrée), à l’occasion du projet « Block 15 », autour des témoignages de deux musiciens rescapés d’Auschwitz. Elle est en trois parties : une première extrêmement dépouillée, basée sur une monodie d’inspiration hébraïque et qui semble venir du plus loin que notre mémoire puisse aller ; une deuxième beaucoup plus vivante avec son caractère Klezmer, qui fait penser aux grandes fêtes juives ; et enfin le retour de la monodie du début, dans laquelle Emmanuelle Bertrand superpose sa propre voix à celle de son « Poilu ». C’est bouleversant.
Boulogne-Billancourt, La Seine Musicale (Petite Seine), 7 février 2025
Pierre Carrive
Crédits photographiques : J-B Millot