En route vers de Nouvelles Aventures : Ligeti et les autres
Ceindre les trois autres pièces de la soirée des Aventures et des Nouvelles Aventures de György Ligeti (1923-2006) pouvait corseter, voire stériliser le souffle de leurs compositeurs, mais c’est le contraire qui se produit : entre ces deux œuvres iconiques du renouvellement avant-gardiste de la musique de chambre, nées peu de temps après (entre 1962 et 1965) que la scène internationale fait connaissance avec ce Hongrois, transfuge à Vienne et remarqué à Darmstadt, et, singulièrement, au centre du programme, Manto III, de Giacinto Scelsi (1905-1988) acquiert, malgré sa brièveté, un pouvoir stupéfiant, au double sens du terme. Choix de Danielle Hennicot, l’alto de United Instruments of Lucilin (heureuse mais réservée -elle s’enfuit presque devant les applaudissements), le troisième mouvement de ce court morceau pour alto solo chantant (quelle jolie expression), à la partition étalée sur un double lutrin, emplit de beauté sereine, partant d’un chant grave, en saccades râpeuses, d’un élan qui relâche sa puissance contenue, et fond en une seule altiste ses deux cordes, la vocale et l’instrumentale.
Avec Down and arise, créé par Lucilin en 2018 (tant de pièces ne sont jouées qu’une seule fois…), Yu Oda (°1983), au nom japonais et à l’adresse néerlandaise, tranche l’air et scande l’espace, parie sur le rythme -d’une façon ou d‘une autre, chaque instrumentiste percute : au cajón, avec les pieds ou l’archet, sur le corps de l’instrument… ; il chante aussi, parfois à l’envers-, la répétition (jusqu’à un certain point) et l’émergence de flux chantés (les musiciens cumulent trois rôles), pour soutirer à John Dowland, compositeur et luthiste anglais (ou irlandais) de la Renaissance, l’âme de la pièce (Sorrow Stay) dont il s’inspire (ou plutôt, dont il suit la mélodie tout en déconstruisant la structure) et la remmailler de muscles, tendons et vaisseaux neufs, dix minutes fraîches qui s’animent avec la gaucherie hachée de la créature en transition, encore mi-inerte et déjà mi-vive. Approche paradoxale, que d’utiliser la contrainte pour trouver la liberté ? Peut-être, mais Oda convainc.
A partir d’un glissando persistant qui nous hisse au sommet de la grande roue, au moment délicat où l’ascension se termine mais n’a pas encore mué en désescalade pacifiée, à l’instant de renversement de tendance, de déséquilibre entre deux états (comment se sent l’eau avant de devenir vapeur ?), au point où le cœur hésite à bondir, où la tête se tourne, avec le charivari légèrement nauséeux qu’elle insinue, sans sembler y toucher mais avec insistance, Anna Korsun (°1986) développe un Spleen fait d’alarmes du premier jeudi du mois, qu’on sait être sans danger mais qu’on ne peut s’empêcher de suspecter -Korsun vient d’Ukraine et sa pièce, écrite en 2019, louche vers le lancinant minimalisme de drone de Phill Niblock et acquiert, a posteriori, un relent prémonitoire.
Et Ligeti ? Après le concert, encore animée de sa performance, Donatienne Michel-Dansac, soprano spécialiste de la vocalité contemporaine, évoque sa rencontre, en 2003, avec les Aventures : « j’ai fait beaucoup de musiques d’aujourd’hui, mais c’est la pièce la plus difficile que j’aie abordée. Ligeti souhaitait apporter de l’absurde, pour le spectateur mais aussi pour l’interprète. C’est à la limite des possibles, notamment pour les ambitus très rapides. » Ce théâtre musical sans histoire ni mots, fait de lettres (d’un alphabet pour Aventures, d’un autre pour Nouvelles Aventures), à la partition minutieuse, écrite très serrée et aux nombreuses annotations étriquées, qui impose de multiples façons, toutes décrites, de prononcer un son -avec un plaisir évident, Michel-Dansac énumère toutes les variations du « ou »-, génère une énergie intense, proche de la panique -et dont naît la théâtralité, intégralement contenue dans la notation. « Cette écriture sans aucun texte, qu’on retrouve dans les Sequenza de Berio, oblige à prendre du recul : on ne peut pas se baser sur un personnage, puisque ça ne raconte rien ; on doit ne pas se soucier de ce que ça va donner et faire totalement confiance à la musique, et surtout, alors que la tentation est grande, ne pas en faire trop. Ces pièces restent d’une très grande modernité. Beaucoup de choses ont été inventées à cette époque, avec des moyens très simples, acoustiques, sans électronique. »
Le programme de ce soir, concocté par Lucilin et Julien Leroy, son chef invité depuis 2018, est en soi une petite leçon de dramaturgie : comment on part de l’idée d’un concert Ligeti pour le souder à l’âme de l’ensemble et le nourrir d’œuvres d’aujourd’hui.
Philharmonie de Luxembourg, Salle de Musique de Chambre, le 7 février 2023
Bernard Vincken
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