François-Xavier Roth et L’Héroïque de Beethoven : « un tsunami musical » ?

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Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Symphonie no 3 en mi bémol majeur, opus 55. Étienne Nicolas Méhul (1763-1817) : Ouverture de Les Amazones, ou La Fondation de Thèbes. François-Xavier Roth, Les Siècles. Mars & septembre 2020. Livret en français, anglais, allemand. TT 54’12. Harmonia Mundi 902421

Le 19 septembre dernier, nous assistions au lancement de saison de l’Atelier Lyrique de Tourcoing. L’Eroica couronnait cette journée. L’interprétation par Les Siècles nous avait conquis par sa robustesse, sa véhémence, sa fine nervure. Ces qualités se retrouvent dans cet enregistrement partiellement réalisé au Théâtre municipal, dans le même contexte. Le disque confirme comment la vision architecturale se soumet à une lecture impulsive, cinétique, volontiers interventionniste. Voire erratique et capricieuse dès le lancement de l’Allegro con brio. Les deux accords initiaux lancent une course qui de prime abord interpelle, et déjoue les énergies directrices, diffractées par un micro-relief. La stratification des nuances dynamiques, la ponctuation du discours tendent à y fragmenter des balises qu’on entend d’ordinaire plus vectorisées. Antithèse de ces approches qui étirent l’horizontalité et la ligne de fuite, comme Carlo Maria Giulini à Los Angeles (DG), pour citer un notoire exemple dans le sérail traditionnaliste. On y gagne une éthique moins conquérante que primesautière, qui nuance le trait quitte à triturer le contraste épidermique. Ce flux torrentueux se trouve résumé par François-Xavier Roth dans le livret sous forme d’interview, qui assimile l’œuvre à un tsunami et postule un peu sommairement que « Beethoven procède à une destruction de la ligne mélodique et des repères rythmiques ». Il faut toute l’habileté du chef pour que ce travail accentuel ne s’égare dans le narcissisme de détail, évite la dispersion, et assume sa propulsion par correction instantanée de l’assiette. La souplesse des influx nous épargne la vaine disruption et l’iconoclasme de certaines baguettes qui prônent la tabula rasa, tel Teodor Currentzsis dans une récente Cinquième chez Sony. Cependant, sous la riche palette dynamique et timbrale, le parcours accidenté risque de dérouter certains auditeurs. Pour la clarté de l’exposé, la transparence de la géométrie et l’évidence rhétorique, on se référera au suprême antidote que Pierre Monteux grava à Amsterdam (Philips, juillet 1962), idéal pour concilier vivacité d’esprit et élucidation : toujours parmi les sommets apolliniens de la discographie.

La Marcia funebre poursuit sur ces lancées à rebours des habitudes : la partition (édition Bärenreiter de 1997) inspire une guise décantée, qui s’instille dans un décor blafard où palpitent quelques gestes marqués. Â l’instar de l’exergue du mouvement précédent, accords arpégés et couleurs nacrées des archets compensent adroitement la sécheresse du senza vibrato. En dépit d’une patine subtilement veinée, le pathos attendu du fugato (6’55) s’insinue prudemment et peine à agréger l’émotion, d’autant que la relance des cors (mesure 135, 7’56) privilégie le camaïeu. Jusque-là se dégage une impression de facticité, du moins de distanciation accréditant l’hypothèse du musicologue Constantin Floros (Beethovens Eroica und Prometheus Musik, Wilhelmshaven, 1978) qui considérait cet Adagio comme un thrène dérivé de l’Acte II du ballet Les Créatures de Prométhée. La saisissante construction (9’16) confirme cette théâtralisation et montre comment le schéma d’intensité, par effet d’accumulation, se voit redistribué après le premier climax qui faisait alors office d’antichambre : le foyer expressif se déporte dans les turbulences de cette codetta, brossant un ciel de traîne particulièrement instable que le deuil n’a pas su purger.

La captation pâlichonne amoindrit l’impact du Scherzo que le maestro nous sert pourtant intrépide, savoureux, émoustillant, fluidifié par un orchestre vif-argent : ça sautille et ça papillonne. Au détriment de l’éloquence ? Un bref silence sépare l’irruption du Finale qui jaillit presque attacca et enchaîne les numéros de virtuosité. Non sans que l’impétuosité de la direction ne s’apparente à la raideur. On apprécie donc que la troisième Variation (1’20-1’50), confiée à un quatuor da camera, maintienne le régime en évitant la surchauffe. La vive allure estompe toutefois certains phrasés, assèche la diction, gaine le panache (la Variation en sol mineur, 3’46). Outre une stimulante animation de surface, le tempo s’assagit ensuite, pour cheminer vers une grandeur, un peu frondeuse certes, qui glorifie toute la symphonie.

On doit avouer que l’enregistrement reproduit incomplètement l’enthousiasme qui nous avait gagné lors du concert. Même pour la prise de son, la réussite apparaît moins patente que la suprême Cinquième qu’en novembre nous avions saluée par un Joker Absolu. On connaît l’affirmation de Maynard Solomon qui, dans sa biographie (New York, 1977, p. 197), synthétisait le virage esthétique de la Troisième : « le style de Beethoven est maintenant imprégné d'une organicité à la fois du mouvement et de la structure qui donne à la symphonie son sens de la continuité et de la plénitude dans un constant jeu d'humeur ». En écoutant ce CD, la versatilité, l’exacerbation de l’instant priment sur le gabarit formel, mieux perceptible avec d’autres chefs. Globalement, plutôt qu’elle n’en parachève les équilibres structurels, l’interprétation questionne l’entropie de cet opus 55 : en testant ses options volontaristes, le maestro nous rappelle ici le zèle exalté d’un Hermann Scherchen (Westminster, mai 1958).

En complément, voici une Ouverture signée par le compositeur du Chant du Départ. Créée à l’Opéra de Paris en 1811, sa tragédie lyrique Les Amazones fut conçue pendant les festivités de mariage entre Napoléon et Marie-Louise. Un adagio débouche sur un allegro agitato, culminant sur une scène de liesse, illustrant la réconciliation avec le peuple de Thèbes. Cette pièce n’est pas nouvelle au répertoire des Siècles qui l’avaient déjà programmée en janvier 2017 à Grenoble. Après le concert tourquennois de septembre, le public réclama un bis, récusé par Monsieur Roth arguant légitimement qu’après des œuvres aussi fortes que l’Héroïque, il convient de s’en tenir là. Effectivement, malgré une autoritaire exécution, malgré l’instrumentarium à l’ancienne spécifiquement adapté (cors naturels, timbales Gautrot), malgré toute une science historiquement informée : comment empêcher que face au génie beethovénien, l’art de Méhul ne tombe à plat ?

Son : 7-9 – Livret : 10 – Répertoire : 6 &10 (Beethoven) – Interprétation : 8 & 10 (Méhul)

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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