François-Xavier Roth, Mahler, Ravel et Les Siècles
François-Xavier Roth est l’un des chefs d’orchestre les plus demandés de notre époque. Fondateur de l’orchestre Les Siècles, il est directeur musical de l‘Orchestre du Gürzenich de Cologne alors qu’on le retrouve, privilège rare pour un chef français, régulièrement au pupitre du Philharmonique de Berlin, du Royal Concertgebouw d’Amsterdam ou du Boston Symphony Orchestra. Après avoir renouvelé l’approche de toute une partie de la musique française avec Les Siècles, il emmène ses musiciens dans un voyage mahlérien avec Titan Eine Tondichtung in Symphonieform (Hambourg-Weimar, édition de 1893-1994) l’une des versions de la Symphonie n°1. François-Xavier Roth et les Siècles enregistrent ainsi en première mondiale la nouvelle édition de Reinhold Kubik et Stephen E.Helfing pour Universal Edition Wien.
Vous aviez déjà enregistré la Symphonie n°1 de Mahler avec le SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg (SWR Music Hänssler/classic), qu’est- ce qui vous poussé à enregistrer à nouveau cette oeuvre au pupitre des Siècles mais dans cette nouvelle édition de Reinhold Kubik et Stephen E.Helfing ?
C’était pour moi un désir assez prononcé de pouvoir donner Mahler sur instruments d’époque, ce qui n’a pas été tellement fait. Bien naturellement, je souhaitais réaliser cette aventure avec les Siècles en commençant logiquement par la Symphonie n°1. Par ailleurs, j’avais été informé du travail d’Universal Edition Wien sur la version 1893-94 “Titan” Eine Tondichtung in Symphonieform de la Symphonie n°1 et notre enregistrement correspondait à la parution de cette nouvelle édition et de son matériel d’orchestre. J’ai donc été en contact, assez tôt, avec l’équipe scientifique qui oeuvrait à finaliser ce projet. La concordance de tous ces aspects a permis la réalisation de cet album.
Vous avez récemment enregistré les Symphonies n°3 et n°5 de Mahler avec votre orchestre du Gürzenich de Cologne (Harmonia Mundi), qu’est-ce qui change dans le rapport sonore à Mahler en passant d’un orchestre moderne à des instruments authentiques ?
Cela change beaucoup ! L’Orchestre du Gürzenich est certes un orchestre qui joue avec des instruments modernes, mais il ne faut oublier que Mahler le dirigea pour la création de ces Symphonies n°3 et n°5 ! Le lien de l’orchestre avec l’univers mahlérien est très fort. Mais il est intéressant de revenir aux instruments d’époque et aux premières esquisses d’une oeuvre. En particulier, quand on est face à un compositeur qui a changé la manière d’écrire pour l’orchestre en étant un inventeur et un expérimentateur. Avec un orchestre moderne, le chef est face à un grand appareillage de cuivres et une puissance de la famille des cordes. Avec les instruments d’époque, on se retrouve face à une image sonore complètement différente dans la balance, l’articulation ou l’alliage des instruments tels qu’ils furent connus du compositeur.
Quelles sont les différences entre cette édition de Titan Eine Tondichtung in Symphonieform et les versions finales de l’oeuvre ?
Pour l’auditeur qui connaît bien sa Symphonie n°1, il sait que le mouvement “Blumine”, ici présent, a ensuite été annulé par Mahler. Mais Mahler fait des choix très différents. Dans les dernières versions, l’orchestration est d’une redoutable efficacité avec une sorte d’évidence affirmée que l’on ne retrouve pas dans cette édition. Dans cette dernière, l’orchestre semble plus fragile et ténu. Ainsi dans le premier mouvement “Printemps qui n’en finit pas”, si l’on regarde les dernières versions, Mahler utilise beaucoup plus les harmoniques des cordes alors que dans la version 1893-94, il utilise des notes tenues. Pour le “scherzo”, si l’on regarde la partie de basson, elle est notée “fortissimo” dans la dernière version, mais dans Titan Eine Tondichtung in Symphonieform, il est indiqué la nuance “piano”. Enfin, dans le final les dynamiques sont différentes : dans la dernière version, l’orchestre est renforcé dans ses tessitures graves par deux timbales, les altos, les violoncelles et les contrebasses ; dans la version Hambourg-Weimar, c’est seulement une timbale et sans un groupe de cordes graves. En résumé, entre ces deux versions, la narration de l’oeuvre n’a pas changé, c’est son organisation qui a été modifiée !
Comment avez-vous travaillé avec vos musiciens pour identifier les instruments d’époque ?
Comme toujours, nous nous renseignons au plus près de ce que les compositeurs ont entendu. Mais avec Mahler, on a eu à prendre des décisions ! Mahler était très actif à Vienne et il avait dans l’oreille le son des orchestres viennois. Mais par exemple, les musiciens ne jouaient pas exclusivement des instruments viennois ; ainsi, quand il est à arrivé à Vienne, les trompettes étaient des instruments à pistons. La Symphonie n°1 a été créée à Budapest et donnée ensuite à Hambourg et Weimar. L’Europe des instruments à vents était très différente d’une région ou d’une ville à l’autre. Nous nous sommes concentrés sur la correspondance de Mahler avec ses musiciens viennois. Ainsi, dans une lettre, il demandait d’acquérir un set de clarinettes allemandes car elles sonnaient mieux que les clarinettes viennoises. Parfois, il fallut faire des choix, car on ne pouvait pas faire cohabiter en même temps les factures instrumentales de Budapest, Hambourg et Vienne. Les musiciens des Siècles se sont équipés d’instruments viennois et allemands. De plus, c’était un parc instrumental nouveau avec lequel les musiciens durent se familiariser.
Vous êtes également lancés dans un projet Ravel. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
C’est une grande aventure qui a commencé avec notre enregistrement de Daphnis et Chloé pour Harmonia Mundi. Ce projet est né sous le prisme de notre travail sur Ballets russes, travail qui s’est développé sur plusieurs années. Dans ce cadre, il était important de donner Daphnis et Chloé, puisque c’est une commande des Ballets russes. Poursuivre l’exploration des oeuvres de Ravel était alors naturel et logique. En tant que chef français avec un orchestre français cela a encore plus de sens. Je dois vous dire que j’avais quelque peu, ces derniers temps, délaissé Ravel au bénéfice de Debussy sur lequel je m’étais concentré. Mais le travail sur Daphnis et Chloé avec des instruments d’époque a été un tel choc qu’il fallait continuer ! On dit à juste titre que Ravel est un grand inventeur de l’orchestre moderne, et revenir à ces alliages instrumentaux doux fut une grande révélation. C’est également intéressant pour le public qui découvre ces sonorités d’orchestre que Ravel avait dans l’oreille. Il peut entendre une toute autre enveloppe sonore, moins hollywoodienne et pétaradante que ce qu’on peut entendre parfois.
En 2003, vous avez fondé cet orchestre : Les Siècles. En 16 ans, il s’est imposé comme une phalange incontournable, ambassadeur de l’excellence musicale française, dont les concerts et les enregistrements sont attendus à travers le monde. Quel bilan tirez-vous de ce parcours ?
Je dois dire que la route est toujours longue ! Dans la réalité, cela reste une entreprise artisanale avec une équipe réduite, mais Les Siècles sont une structure très pauvre par rapport à des institutions richement dotées qui jouent le même répertoire que nous. On a tendance à mettre en regard les orchestres permanents et non-permanents, dans notre cas c’est une erreur ! On ne peut pas comparer des orchestres de projets qui tournent avec des cantates de Bach aux Siècles qui se baladent à travers les frontières avec le Sacre du Printemps de Stravinsky ou la Valse de Ravel. Nous restons une petite entreprise artisanale mais avec un état d’esprit de curieux qui se remettent tout le temps en question ! S’il y a un succès public, il est la conséquence de notre état d’esprit et de la philosophie qui règne dans ce groupe. J’aime cette fraîcheur et cette posture musicale, comme si le compositeur était dans la salle à nous faire faire des corrections en temps réel. Je suis fier des projets qui se développent : Les Siècles sont de plus en plus en contact avec des compositeurs contemporains, ce qui n’était jusqu’à présent pas le cas, et nous menons des projets avec Helmut Lachenmann ou Philippe Manoury. Je suis heureux de voir que cette ambition que j’avais imaginée au départ se développe sans cesse et couvre tous les répertoires. Même si les Siècles sont toujours sur la sellette du fait de notre fragilité budgétaire, je suis heureux de voir qu’ils sont attendus avec impatience et curiosité.
Lisez ici notre chronique de l’enregistrement de Titan Eine Tondichtung in Symphonieform
Le site de François-Xavier Roth : www.francoisxavierroth.com
Le site de l’orchestre Les Siècles : https://lessiecles.com
La nouvelle édition de Titan Eine Tondichtung in Symphonieform sur le site d'Universal Edition Wien
Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot
Crédits photographiques : Holger Talinski
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