Frans Brüggen, l'anti-Karajan

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Pionnier de la révolution baroque, d'abord en tant que flûtiste, Frans Brüggen est passé à la direction d'orchestre au début des années 80. Créant alors sa propre phalange sous le nom d'Orchestre du 18ème siècle, il s'est rapidement imposé comme l'un des grands spécialistes du répertoire classique et du début du romantisme. Précis et méticuleux, le chef n'en entretient pas moins une relation très particulière avec ses musiciens, qui n'apparaît pas comme un rapport de force mais comme une complicité peu banale. Portrait.

Une histoire

C'est en 1980 que Frans Brüggen s'est lancé un nouveau pari : former et diriger un orchestre classique sur instruments anciens. Dès 1981, le projet se concrétise sous la forme d'un ensemble d'une cinquantaine de musiciens talentueux et compétents, issus de seize pays différents. Deux fois par an, cette nouvelle équipe, qui a pris le nom d'Orchestre du 18ème siècle, se réunit pour des sessions de travail de plus ou moins un mois sur un projet précis comprenant de nombreuses répétitions, une tournée de concerts et un enregistrement (toujours pour Philips). Leur rayon d'action comprend principalement le répertoire classique (Haydn, Mozart, Beethoven), mais peut s'étendre vers le "bas" (Purcell, Bach, Rameau), ou vers le "haut" (Schubert, Mendelssohn). Au sein de leur  importante discographie, Frans Brüggen et son orchestre ont particulièrement brillé en abordant Bach (sompteuse Messe en Si), Mozart (superbe Gran Partita) et Haydn (des Symphonies Londoniennes rayonnantes).

Un mode de fonctionnement

La première particularité de Brüggen est qu'il voue une confiance absolue à ses musiciens: "Chacun de ceux-ci est convaincu de ce qu'il fait. Il domine si bien la musique qu'il va jouer qu'il peut me regarder presque constamment." Cette fantastique confiance mutuelle s'est  bien installée (au début, il n'était pas rare que les musiciens reçoivent avec leur planning une note explicative complète contenant les remarques du maestro), d'autant qu'il ne s'agit pas ici d'un "orchestre-téléphone" traditionnel, mais d'une équipe beaucoup plus stable, dont les membres font partie d'une "Société de l'Orchestre du 18ème siècle" qui a véritablement son mot à dire quant à la politique artistique qui est suivie. Dès lors, cohésion et technique ne vont pas sans un esprit de découverte qui fasse la part belle à un constant échange entre le chef et chaque musicien, qui est un soliste accompli. La prise de responsabilité de celui-ci, encouragé à s'épanouir et à prendre des initiatives dans le cadre d'un "corpus" commun librement consenti et inspiré par la présence du chef, est très importante. Conscient de ce qu'il peut apporter au groupe, mais aussi de ses faiblesses, notamment au niveau de sa gestique qui est de son propre aveu "empirique", échappant à toute convention, le chef agit de son côté à la fois comme le régulateur des forces musicales ainsi mises en oeuvre, et comme un prisme qui catalyse l'ensemble des énergies accumulées. Il s'agit donc de suggérer, de convaincre, non de commander.

 

Un idéal sonore

Le son de l'Orchestre du 18ème siècle trouve ses fondements dans les principes généraux qui ont conduit et inspiré la "révolution baroque" : travail sur les nouveaux alliages sonores qu'induit l'utilisation d'instruments anciens, reconsidération des tempi donnant aux oeuvres une impulsion irrésistible (cf. l'Héroïque), fraîcheur et spontanéité privilégiant un son lisse et fondu qui laisse cependant perceptible chaque individualité. Mais ici aussi, point de parti-pris. Brüggen ne cherche pas à tout contrôler et n'hésite pas à privilégier une savante mixture entre "modernes" (plusieurs de ses musiciens continuent parallèlement à jouer dans des orchestres traditionnels) et "baroqueux". La production d'un son stéréotypé, la poursuite du moindre détail historisant, ou la défense d'idées préconçues n'intéressent visiblement pas le chef hollandais, qui semble au contraire laisser chanter l'orchestre sous le signe d'une réelle osmose qui se crée naturellement entre de vieux complices. Bien sûr, il y a un prix à payer à cette liberté : au disque (Brüggen aime les enregistrements en public) ou au concert, il arrive que la sauce ne prenne pas tout à fait. Le chef reste alors fidèle à son idéal peu directif, et ne se métamorphose jamais en Karajan, en despote. Il en résulte parfois quelques petits malaises, les moments sublimes étant entrecoupés d'épisodes dans lesquels l'orchestre se cherche quelque peu (voir, dans le cycle Beethoven, la Neuvième que Brüggen s'était pourtant juré de ne pas aborder). Mais lorsque la communion se crée, c'est l'éblouissement. Tous se mettent alors au diapason en une brillante démonstration de totale liberté pourtant complètement maîtrisée dans ses aspects techniques. C'est cela le miracle Brüggen. Avoir su concilier l'aspiration légitime qu'éprouvent ses musiciens à faire étalage de leur talent avec l'extraordinaire précision et la remarquable cohésion de l'ensemble.

Jean-Marie Marchal

Cet article a été publié dans le n°10 de Crescendo Magazine

Crédits photographiques : DR

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