Gaetan Le Divelec, agent artistique 

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Gaetan Le Divelec est l’un des hauts responsables de l’agence artistique londonienne Askonas Holt, l’une des majors internationales du management artistique. Hautboïste de formation, ce natif de Nantes évoque pour Crescendo son parcours, les évolutions du marché de la musique et le Brexit et ses conséquences. 

La première question est simple. Qu’est-ce qui vous a orienté vers le management d'artistes ? 

En 1989, alors que je terminais mes études à la Royal Academy of Music, j’ai eu la chance de rejoindre les rangs d’un orchestre de chambre constitué de jeunes musiciens de mon âge, le Parnassus Ensemble. C’était un ensemble dynamique, qui surfait sur la vague de libéralisation qui venait d’être déclenchée par le gouvernement de Margaret Thatcher (que par ailleurs j’abhorrais !) : l’auto-entreprise était encouragée, les contraintes administratives quasi-inexistantes. Parnassus était depuis sa création un orchestre en autogestion, et j’ai vite rejoint l’équipe de 4 ou 5 de mes collègues qui assurait l’organisation des activités de l’orchestre, tout en y jouant. Le plus vieux d’entre nous avait probablement 25 ans, nous avons enregistré, tourné jusqu’au Japon, sommes devenus l’orchestre privilégié de Hans Werner Henze qui nous invitait à tous les festivals où sa musique était mise en avant. Les Cantiere Internazionale d’Arte de Montepulciano sont devenus notre résidence estivale. Mon rôle était focalisé sur l’organisation de nos tournées en Europe. Ce fut ma première opportunité de m’essayer au management artistique, et j’aimais ce rôle de facilitateur : je prenais plaisir à apporter aux publics une musique en laquelle je croyais, et je prenais plaisir également dans le fait que mon travail contribuait à aider les jeunes musiciens talentueux qui m’entouraient à générer un peu de revenus supplémentaires. Nous étions tous free-lance, un concept relativement nouveau à l’époque, et chaque livre sterling, chaque concert, chaque tournée comptait. 

Environ 4 ans plus tard j’ai eu la chance de rencontrer Martin Campbell-White qui était alors le Chief Executive de l’agence Harold Holt. Cette rencontre fut importante car pour la première fois j’entrevoyais une façon de travailler dans une agence artistique de haut niveau qui était compatible avec les idéaux qui avaient constitué la fondation de mon être en tant que musicien. Martin Campbell-White m’a invité à travailler chez Harold Holt de façon occasionnelle, lorsque l’agence avait besoin d’un suppléant sur certains projets ou en remplacement de personnes en congé. Ce fut le début de ma période de conversion et, cinq ans plus tard, en 1999, je rejoignais l’agence Askonas Holt à temps plein et de façon permanente.

Vous avez été hautboïste, est-ce que la pratique professionnelle de l’instrument ne vous manque pas ? 

Quitter la pratique musicale fut une décision difficile. Au tout début de ma carrière de musicien, je fus profondément marqué par un passage de Lettre à un jeune poète de Rilke. En réponse au jeune homme qui lui demande s’il doit consacrer sa vie à la poésie, Rilke répond : « Cherchez la raison qui, au fond, vous commande d’écrire ; examinez si elle déploie ses racines jusqu’au lieu le plus profond de votre cœur ; reconnaissez-le face à vous-même : vous faudrait-il mourir s’il vous était interdit d’écrire ? Ceci surtout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : dois-je écrire ? Creusez en vous-même vers une réponse profonde. Et si cette réponse devait être affirmative, s’il vous est permis d’aller à la rencontre de cette question sérieuse avec un fort et simple « je dois », alors construisez votre vie selon cette nécessité… ». J’étais à l’époque au Banff Centre for the Arts dans les Rocheuses canadiennes. Banff était un vivier d’artistes de tous genres qui venaient s’y ressourcer ou prendre un dernier recul avant de se (re)plonger dans la vie professionnelle. Ce jour-là, je me suis promis de me poser la question de Rilke à intervalles réguliers : j’aimais cette idée de lier la notion de pratique musicale professionnelle avec une notion de nécessité existentielle. À 25 ans, j’avais déjà souffert auprès de trop nombreux musiciens -certains des professeurs, d’autres des collègues- pour qui la musique n’est qu’un moyen comme un autre de gagner sa vie et qui la pratiquaient avec une banalité qui à mes yeux la tuait. J’étais ravi d’avoir trouvé un test qui me permettrait à moi de savoir si mon élan pour jouer restait mû par cette nécessité existentielle. Quelques années plus tard la réponse à la question de Rilke fut “non” : il était temps réfléchir à ce que je pouvais faire d’autre. 

La pratique musicale professionnelle me manque-t-elle ? Non. J’éprouve parfois un sentiment de nostalgie au détour de certains concerts, qui s’articule souvent autour de la mémoire du corps pour certaines sensations : par exemple cette sensation unique lors du solo unisson entre la clarinette et le hautbois au début de l’Inachevée de Schubert, où les sons fusionnent jusqu’à la perte d’identité, jusqu’à une sujétion, une soumission du soi a une vérité plus grande encore ; ou le mouvement lent du Concerto pour hautbois de Marcello, et la sensation de cette apnée qui semble vous faire repousser les limites des lois de la nature, porté par une ligne mélodique et des harmonies irrésistibles. Ou encore en orchestre, au sein de la petite harmonie, cette sensation unique lorsqu’on parvient à atteindre un esprit de corps, une justesse parfaite, une résonance solaire, le temps d’un passage ou d’un accord éphémère. Mais la pratique elle-même et la présence sur scène ne me manquent pas.

Londres est sans doute le cœur du monde de la musique classique avec des grands orchestres, des grandes institutions lyriques, des grandes écoles supérieures de musique et aussi les plus grandes agences artistiques comme Askonas Holt. Qu’est-ce qu’il y a de stimulant à travailler dans une telle ville ? 

Je conteste l’idée que Londres est le cœur du monde de la musique classique. Je songe par exemple à Berlin, à Vienne et à Budapest -Budapest, qui avec ses 2 millions d’habitants a la même taille que Birmingham ou que l’agglomération lyonnaise, abrite 6 orchestres symphoniques à temps plein, et qui trouvent tous leur public. Notre monde musical a plusieurs organes vitaux mais, pour moi, le cœur de notre tradition est encore bel et bien en Europe centrale : les pays germanophones, la Hongrie, les régions correspondant à l’ancienne Bohème, forment collectivement le cœur battant de notre tradition. À une époque où il est tentant de nous tourner vers des marchés en apparence plus porteurs, il serait un péril que de l'oublier ! Cette grande région au cœur de l’Europe continue à être un véritable vivier de musiciens, de façon quasiment ininterrompue depuis le XVIe siècle, mais également un vivier de public : nulle part ailleurs on ne rencontre un public plus nombreux, plus fidèle, plus averti, et plus démocratique. On y trouve aussi des professionnels de l’administration artistique dont la plupart des professionnels londoniens ne peuvent qu’envier la culture, le sérieux et la sophistication. N’oublions pas non plus la Russie, qui continue à produire parmi les plus grands musiciens de notre temps, et les États-Unis qui abritent certains des plus grands orchestres, et cette vie musicale sans laquelle l’Europe du 20e siècle, laissée à elle-même, se serait probablement asphyxiée. 

Mais vous me posez une question très précise, à laquelle je ne me dérobe pas : qu’y a-t-il de stimulant à travailler à Londres ? Ce qui ne fait aucun doute, c’est que Londres a été et continue d’être une des plus grandes plaques tournantes de notre profession : le fait que nous bénéficions d’une langue franche qui nous permet de dialoguer avec le monde entier, d’aéroports qui nous connectent en direct avec la plupart des villes d’Europe et du reste du monde sont de grands atouts. Lorsqu’on vit et travaille à Londres, on est dans une grande métropole qui appartient au monde plus qu’elle n’appartient à l’Europe ou même au Royaume-Uni. Cette aspiration à être un “citoyen du monde” qui m’a animé depuis l’adolescence, je n’ai jamais eu la sensation de pouvoir la vivre aussi pleinement qu’à Londres. Londres a aussi ses propres qualités intrinsèques qui n’existent nulle part ailleurs : son irrévérence envers les conventions, son ouverture d’esprit, son embrassement de l’excentricité, une attitude généreuse vis-à-vis de la jeunesse, une habilité à faire une place aux multiples cultures qui l’habitent, et à s’en nourrir -tout ceci fait de Londres une ville dans laquelle on est stimulé sans relâche ! 

D’un point de vue strictement musical, ce qui y est stimulant est souvent submergé par la cacophonie de la vie quotidienne, mais je vais nommer deux institutions exceptionnelles qui sont des sources constantes d’inspiration, que ce soit au niveau artistique ou au niveau management : le Wigmore Hall et les BBC Proms. Le Wigmore Hall est peut-être la seule salle au monde entièrement dédiée à la musique de chambre qui ait réussi à le faire avec un tel succès, en sachant allier une programmation audacieuse et toujours de la plus haute qualité avec un travail exceptionnel sur son image de marque, sur la fidélisation de son public. Quant aux BBC Proms, je ne crois pas qu’il y ait ailleurs au monde un évènement musical qui atteigne plus pleinement l’aspiration de démocratisation de la musique -là aussi sans compromis sur la qualité et l’ambition de la programmation. Pendant deux mois, jours après jours, le Royal Albert Hall se remplit de quatre, cinq, six mille personnes qui viennent écouter des programmes souvent difficiles, dans une véritable ambiance de festival. C’est unique au monde et même après 33 ans de vie londonienne, on ne s’en lasse pas.

Vous êtes en charge d’artistes que vous accompagnez depuis le début de leur affirmation professionnelle au niveau international. Ils font désormais partie des “grands noms” du milieu. Quel est le rôle de l’agent dans le développement et la croissance d’une carrière internationale ? 

C’est une question à laquelle il est difficile de répondre dans l’absolu. Chaque artiste est unique, et mon rôle en tant qu’agent se définit également de façon unique pour chaque artiste. Le développement d’un artiste s’effectue en dialogue permanent avec lui ou elle : quelles sont ses aspirations dans le court, le moyen et le long terme ? A quel rythme souhaite-t-il/elle que sa carrière croisse ? Pour jouer quel répertoire ? Le premier rôle de l’agent est donc dans l’écoute et le dialogue. La stratégie émergera de ce dialogue, et de qui l’artiste est humainement et musicalement. Souvent, cette stratégie met plusieurs mois avant de se formuler, et elle demande une constante réévaluation. Il faut savoir aussi rester modeste : il y a souvent un mythe autour de l’agent, de son rôle et de son « pouvoir » qui sont souvent surestimés : le facteur principal dans le développement de la carrière d’un(e) artiste, c’est son talent. Tenter de créer les conditions dans lesquelles ce talent va pouvoir s’épanouir, s’accomplir : le rôle d’un bon agent se limite souvent à cela. Cela commence par la bonne organisation de ses engagements et de ses tournées, afin que l’artiste puisse se focaliser de façon la plus sereine possible sur le concert lui-même. Plus en amont, il y a un rôle très important à jouer dans la sélection et la planification du répertoire, et les artistes ont souvent besoin de nos conseils ou de notre « guidage » sur ce point. Ne pas avoir trop de répertoire dans une saison, ne jouer un répertoire donné que lorsqu’on est prêt. Quel est le répertoire qui convient pour un engagement donné à ce stade donné du développement de l’artiste ? Si l’artiste a des aspirations de plus long terme par rapport à certains monuments du répertoire, quels sont les jalons à poser pour y arriver ? Ces choix joueront un rôle déterminant dans le développement de la carrière d’un artiste, peut-être encore plus que l’obtention des dates et les « big breaks » : s’assurer qu’un artiste se produise dans de bonnes conditions et en jouant le répertoire qui lui convient à ce moment-là, le talent parlera ensuite de lui-même.

Autrefois, le parcours d’un jeune musicien semblait plus simple (je dis bien semblait !) : remporter un prestigieux concours européen ou nord-américain, signer chez un grand label…. Aujourd’hui les concours au passé prestigieux sont concurrencés par de nouveaux arrivants, les grands labels sont plutôt en crise et ils donnent davantage dans le concept marketing pur. Dans ce contexte, comment identifiez-vous les jeunes talents ? 

C’est devenu beaucoup plus difficile ! Comme vous le dites, dans les années 70, 80, 90, les grands concours, mais surtout les grands labels, exerçaient une certaine domination (souvent démesurée) sur notre discipline artistique. Ce qui se passait en musique classique dans le monde entier était souvent déterminé par quatre ou cinq grands labels. A eux seuls, ils pouvaient déterminer de façon presque assurée qui ferait une carrière. Ce monopole n’était quelquefois pas très sain : il y a eu bien sûr de grands producteurs de disques, qui ont lancé de grands talents, mais cela aboutissait aussi à un certain appauvrissement de l’écologie de notre art et à un marché qui était peut-être trop défini par ce qui passait dans les studios aux dépends de ce qui se passait sur scène. 

Depuis, le marché s’est fragmenté, l’influence des grands acteurs s’est atténuée, les grands labels se sont effectivement trop souvent livrés à une dérive débridée vers le marketing aux dépends de la qualité leurs produits, stratégie toxique et peu durable. L’internet, qui a considérablement démocratisé l’accès au marché, est un instrument à la fois merveilleux et difficile à contrôler : la somme d’informations à laquelle nos auditoires ont accès est sans précédent et leur permet de former leurs goûts de façon beaucoup plus idiosyncratique. Mais un des effets positifs de ce phénomène est que le milieu de la musique classique a pris ses distances par rapport au monde de l’enregistrement et il s’est recentré sur l’évènement « live » : le concert -ce qui est sain, je pense. 

Pour identifier les jeunes talents, nous nous reposons donc beaucoup plus sur les recommandations et sur nos propres oreilles : nous écoutons beaucoup d’artistes en concert, nous faisons beaucoup usage des clips audio ou vidéo que nous trouvons sur l’internet (en préférant souvent les clips réalisés « live » en concert). Le feedback que nous arrivons à obtenir de tel ou tel organisateur ou de tel ou tel chef qui connaît l’artiste compte aussi beaucoup. Mais le parcours de ces jeunes musiciens est devenu de plus en plus imprévisible, il nous faut donc constamment être agile, adapter nos stratégies de développement.

Le marché mondial de la musique évolue vers l’Asie, avec la place de plus en plus importante de la Chine. Comment anticipez-vous cette évolution ? 

La Chine est effectivement un marché extrêmement dynamique : des salles de concerts magnifiques se construisent, des orchestres se fondent dans chaque grande ville ; l’investissement en infrastructures (il est maintenant possible pour un orchestre d’effectuer une tournée de plusieurs concerts en Chine en ne prenant que le train…) transforment peu à peu un marché qui ne fut jusqu’à récemment que marginal vers un marché de tout premier ordre. Le public chinois lui aussi se construit : des artistes qui sont revenus de tournées en Chine ces deux ou trois dernières années se sont émerveillés d’un public nombreux, jeune et attentif. Le plus grand défi pour notre profession est de nous adapter aux pratiques de ce marché : les cycles de programmation plus courts -il n’est pas rare pour une grande salle chinoise de prendre ses décisions de programmation à seulement six mois, voire même trois mois, de la date d’un concert- les modes de communication, les pratiques de négociation... Si la musique classique est d’origine européenne, le marché chinois se l’est faite sienne, fonctionne à sa façon et ne cherche pas à émuler les pratiques du marché européen. Il nous faut donc comprendre et nous adapter. Il nous faut surtout apprendre à être dans l’échange et pas seulement dans l’exportation. Nous nous efforçons de voyager beaucoup pour favoriser le contact direct avec nos interlocuteurs. Nous avons une équipe de tournées d’orchestre qui a investi beaucoup dans le marché chinois au cours des dix ou quinze dernières années, qui y fait tourner les plus grands orchestres du monde et qui fait tourner les orchestres chinois dans le monde. Il y a environ deux ans, nous avons créé un poste qui est occupé par une collègue chinoise. Elle est basée dans nos bureaux à Londres, mais elle fait des séjours fréquents en Chine et son rôle est en quelque sorte un rôle d’ambassadrice, à la fois pour notre équipe de management de solistes et de chefs et pour notre équipe de tournées d’orchestre. 

Nous, Européens, avons de bonnes raisons d’être fiers de nos patrimoines respectifs, mais consommés que nous sommes par ce qui nous divise plutôt que ce qui nous unit, par des notions d’identité nationale souvent bien étroites, nous manquons souvent de prendre la mesure de l’ampleur des forces exercées par ces nouveaux centres de gravité dans le monde de la musique, et nous sommes surtout trop souvent aveugles aux talents et au dynamisme qui émergent de ces grands pays. La Chine en est probablement l’exemple le plus immédiat. Mais n’oublions pas le reste de l’Asie, l’Inde, le continent d’Amérique latine. 

Le numérique prend de plus en plus d’importance que ce soit via les réseaux sociaux, le streaming… Est-ce que vous conseillez les artistes sur ces aspects ?

Ici je vais être brutal, et dire la réalité telle que je la perçois de la façon la plus simple qui soit : si un artiste n’existe pas en ligne, s’il n’a pas d’existence à travers les médias digitaux, il n’existe pas aux yeux du marché ! Sans présence en ligne, l’artiste s’isole de pans entiers de ses auditoires -en particulier des générations plus jeunes, dont nous avons tant besoin et dont le digital est l’unique source d’informations. Il s’isole aussi de pans entiers de professionnels : les chefs qui recherchent un soliste pour tel ou tel répertoire, ou qui souhaitent écouter un soliste qu’on leur propose mais qu’ils ne connaissent pas encore ; des directeurs d’orchestres ou de festivals qui souhaitent se renseigner sur un nouvel artiste ; des agents qui souhaitent en savoir plus sur un artiste dont ils n’ont pas encore entendu parler. Tous se tournent vers l’internet : les sites, bien-sûr, mais aussi Google, YouTube et les plateformes de streaming. Quelques minutes d’un clip vidéo ou audio, parfois même quelques secondes, suffisent à former cette première impression qui aboutira en fin de compte à une décision.

C’est un phénomène peut paraître terrifiant mais dont il faut aussi célébrer l’effet démocratisant : il n’y a encore qu’une dizaine d’année, le développement d’un artiste dépendait presque entièrement du soutien de quelques éminents collègues, d’un label de disque et d’une poignée de professionnels influents. Maintenant, il suffit de mettre en ligne un clip vidéo, il est immédiatement accessible au monde entier et il est potentiellement en mesure d’ouvrir des portes qui seraient autrement demeurées fermées.

Tout cela transforme naturellement le métier de management artistique : le soin apporté à la présence en ligne d’un artiste devient peu à peu aussi important que le soin apporté à sa présence en concert, et le conseil aux artistes sur ces points devient un aspect central de notre rôle. Cela nécessite un travail d’adaptation, tant pour le manager que pour ses artistes, et c’est un domaine dans lequel nous investissons des ressources considérables. Mais il est important aussi que les artistes eux-mêmes investissent : beaucoup l’ont compris, mais trop nombreux sont ceux qui négligent encore cet aspect important du développement de leur profil. Cela leur paraîtra souvent cher, particulièrement pour les artistes en début de carrière, mais c’est un investissement sur lequel il y a un retour qui ne fait aucun doute à mes yeux.

Quel conseil donneriez-vous aux jeunes musiciens qui ambitionnent une carrière au plus haut niveau ? 

Connaissez-vous vous-même, soyez fidèles à vous-même, ayez confiance en vos instincts. aimez ce que vous faites et aimez ceux avec qui vous le faites. Travaillez beaucoup et avec sérieux. Posez-vous de temps en temps la question de Rilke et, dans l’affirmative, « construisez votre vie selon cette nécessité. » Cette injonction peut sembler tyrannique mais elle contient en fait une matrice complexe de sous-questions : cette nécessité vous dicte-t-elle de jouer seul ou de travailler avec d’autres ? De vivre seul ou d’être entouré d’une famille ? De vivre en vagabond ou en sédentaire ? Connaissez-vous vous-même ! Le reste n’est que talent et chance, sur lesquels vous n’avez pas d’emprise !

Comme tous les acteurs économiques, le milieu de la musique est inquiet devant le Brexit. Quelles en seraient les conséquences pour le milieu de la musique ? 

C’est votre question la plus difficile. À l’heure où je vous fais cette réponse, au 31 Octobre 2019, la possibilité d’un Brexit dur semble s’être atténuée -mais la situation reste extrêmement volatile, et qui sait ce qui va se passer au cours des prochaines semaines : tous les scénarios restent possibles. Trois ans après le référendum sur le Brexit, il reste donc difficile de s’exprimer sur ses conséquences autrement que de façon très générale. 

Tout d’abord, je pense qu’il convient de dédramatiser : quelle que soit l’issue de ce processus tortueux, le soleil se lèvera à l’est au matin du premier jour du Brexit. Le milieu musical, qui est mû par des forces presque aussi originelles que les astres -le besoin des êtres humains de faire de la musique et d’écouter de la musique- s’adaptera et trouvera son chemin : pour ceux d’entre nous pour qui la musique est une profession, il y aura peut-être des nouvelles contraintes -administratives, migratoires, logistiques, économiques- mais nos défis fondamentaux resteront les mêmes : nous assurer que la musique rencontre ses publics dans toutes ses diversités. Alors que nos sociétés évoluent, notre milieu de la musique classique en particulier doit faire un travail d’adaptation énorme pour relever ces défis fondamentaux auprès desquels les contraintes qui pourront être imposées par le Brexit resteront presque négligeables.

Le repli et l’isolationnisme ne sont-ils pas le contraire même de la définition de culture qui repose sur une ouverture aux autres ?  

Ce qui est clair, c’est que la fragmentation, l’isolationnisme, n’ont jamais été bons pour la culture. Il n’y a aucun exemple dans l’histoire où la culture d’un pays qui s’isole s’en soit trouvée renforcée. Les grands épanouissements culturels ont toujours coïncidé avec les périodes d’ouverture entre les peuples -on songe aux grandes périodes, aux vastes territoires de libres échanges des grands empires de l’histoire, à la route de la soie, à la période de la Renaissance européenne, et, oui : à notre Union Européenne. Le milieu musical a donc d’excellentes raisons de s’émouvoir et d’être inquiet, et il n’y a pas une parcelle de mon être qui ne se rebelle contre les forces qui animent le phénomène du Brexit : des forces de repli sur soi, de rejet de l’autre, de déchargement de nos responsabilités de solidarité entre les peuples. Mais si le Brexit est en ce moment une des expressions les plus visibles de ces forces, il est important de reconnaître qu’elles sont à l’œuvre dans presque tous les pays de notre union et arrivent à influencer, quelquefois de façon extrêmement insidieuse, ceux même de nos gouvernements qui se réclament le plus des Lumières, comme en a témoigné par exemple la décision inexplicable et préjudiciable du président français Emmanuel Macron d’opposer un veto unilatéral à l’ouverture des négociations pour l’accession de la Macédoine du Nord et de l’Albanie à l’UE. Donc oui, inquiétons-nous sur le Brexit, mais n’oublions pas de rester vigilants envers ces forces réactionnaires sous toutes leurs expressions : où que l’on soit en Europe, si on ouvre bien les yeux, on les trouvera sur le pas de notre porte.

Est-ce qu’un Brexit dur pourrait impacter la place de Londres comme centre majeur de la musique classique ?

Il n’y a aucun doute à mes yeux que la place de Londres comme l’un des centres majeurs de la musique classique serait diminuée par un Brexit dur. Elle serait également diminuée par un Brexit doux, et elle a déjà été diminuée par le résultat même du référendum et les trois années peu édifiantes pour le Royaume-Uni qui ont suivi. Les Anglais (car le Brexit est bien une affaire anglaise plutôt que britannique !) sont en quête de leur identité, ou plutôt en quête d’une redéfinition de leur identité. Certains des défenseurs du Brexit arguent qu’en se libérant du joug de l’UE, le Royaume-Uni pourra mieux se tourner vers le monde. Je suis sceptique, mais je leur souhaite bonne chance. Reste le fait qu’à notre échelle européenne, il est difficile de voir le Brexit autrement que comme un geste isolationniste, perçu ou réel. Pour la place de Londres dans le milieu de la musique classique, dont le continent européen est le terroir, cela pose des défis. 

L’image de Londres comme ville cosmopolite, ouverte sur le monde et accordant une place importante aux cultures du monde a joué un grand rôle dans son succès comme centre majeur pour les métiers créatifs et artistiques, dont la musique classique. Cette image est déjà ternie, et elle ne pourra que se détériorer dans le cas d’un Brexit dur. On observe déjà un certain exode des milieux de la création artistique au profit d’autres grandes villes européennes. Dans notre métier, il y avait d’ailleurs une dynamique de recentrage sur les grandes places européennes qui s’était engagée quelques années avant que le Brexit devienne un sujet, comme en témoignent par exemple les investissements de certaines grandes agences londoniennes dans l’ouverture de bureaux sur le continent. Cette nécessité était donc ressentie avant le Brexit, et elle demeurera une nécessité après le Brexit. Du point de vue du milieu musical européen, un recentrage sur d’autres grandes villes du continent ne sera pas nécessairement une mauvaise chose -l’influence de Londres était peut-être devenue trop forte : si elle a insufflé à notre continent un dynamisme qui lui manquait souvent, la dominance de Londres s’est aussi développée quelquefois au détriment de certaines des écologies délicates qui constituent notre milieu. 

En mes jours les plus optimistes, je ne peux m’empêcher d’imaginer qu’une issue positive au Brexit reste possible : le peuple anglais est un peuple avant tout pragmatique, dynamique, créatif et généreux, plus souvent animé par des élans d’ouverture     que des pulsions de repli, et qui a de forts instincts de croissance. Les idées qui animent les défenseurs du Brexit sont calamiteuses et ne méritent à mes yeux que du mépris, mais il m’est presque impossible d’imaginer une Angleterre qui ne trouvera pas un moyen de réinventer un chemin, peut-être encore meilleur, vers l’Europe, une fois qu’elle se sera libérée de l’emprise de ces sinistres personnages. L’Angleterre est un petit pays qui a étonné et inspiré le monde à plusieurs reprises dans son histoire, et il n’est pas impossible qu’elle étonne et inspire à nouveau le monde (et l’Europe !). À suivre…

Le site de l’agence Askonas Holt : https://www.askonasholt.com/

L’agence édite également un passionnant magazine : The Green Room. Publié au rythme des quatre saisons, il présente un dossier thématique. Le dernier numéro en date propose un focus sur l’éducation musicale : https://www.askonasholt.com/about/the-green-room-askonas-holt-magazine/ 

Crédits photographiques : Askonas Holt / DR

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot 

 

 

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