Requiem de Mozart par Teodor Currentzis : une théâtralisation du sacré
Le dimanche 27 octobre, le Théâtre du Châtelet qui, un mois à peine auparavant, venait de rouvrir ses portes après deux ans et demi de travaux, accueillait son deuxième concert de la musique classique (le premier étant le déjeuner-concert de l’Orchestre de Chambre de Paris le 18 octobre). Et le théâtre a frappé fort : le Requiem de Mozart par l’Orchestre et le Chœur MusicAeterna et le Chœur MusicAeterna byzantina, dirigés par le chef charismatique Teodor Currentzis.
Le fait est bien connu, le chef attire autant d’admirateurs que de railleurs, pour ou contre son idée et son interprétation toujours très originales. Ce jour-là, la salle était remplie d’inconditionnels -voire fanatiques, parmi lesquels de nombreux russes. Ont-ils pris la peine de venir de Russie et d’autres pays et région d’Europe à la rencontre de leurs idoles ? Une ovation debout du public surexcité et un nombre inhabituel de cars stationnés devant le théâtre renforcent cette hypothèse. D’ailleurs, une musicienne russe croisée après le concert nous a confirmé que dans son pays, il est impossible d’obtenir des billets tellement ils partent à la vitesse de l’éclair.
Mais revenons au concert. A chaque apparition, Theodor Currentzis transforme son concert en spectacle par la singularité de son interprétation, même si cela reste purement musical. Pour ce concert-ci, il associe l’œuvre de Mozart à un chant grégorien et des pièces de musique d’Orient, à commencer par un introitus grégorien, Requiem arternam. Les chanteurs sont placés dans l’orchestre, au même niveau que les musiciens qui jouent debout, entre les cordes et les harmonies. Cette configuration ne permet pas de les voir du parterre et le spectateur peut se concentrer sur le chant dont l’homogénéité vocale est à souligner. Ensuite, Exedysan Me Ta Imatia Mou, une musique orthodoxe grecque. Les membres du chœur MusicAeterna byzantina (que le chef a fondé en 2018) et le soliste Adrian Sirbu sont dans la salle, en hauteur, créant un effet acoustique en repons par rapport à la scène. Avec la projection propre à leur technique vocale, cet effet suscite une sensation étrange mais forte.
C’est après cette « introduction » que nous entendons, enchaîné, le Requiem de Mozart, comme si les deux partitions appartenaient à une seule œuvre. Cette juxtaposition, si insolite soit-elle, tient à la conception de la musique sacrée de Teodor Currentzis qui affirme dans le programme : « […] Je ne fais pas ici de la musique pour que vous en profitiez, je n’essaie pas de le faire magnifiquement. Je me tiens ici dévoilé, devant mon espoir de Dieu. Et cet espoir, c’est la lumière. » Il semble que dans l’esprit du chef, la musique qui exprime une sacralité n’a pas de frontière, quelles que soient les différences de styles et de formes, et les oeuvres peuvent être proposées ensemble.
Voici comment il traduit cette conception, bien à sa manière.
Dans un tempo en général très allant, l’orchestre libère une énergie latente de manière frénétique. Pour ce faire, Currentzis se concentre sur certains phrasés et notes en les accentuant jusqu’à exagérer ; il joue certaines pièces l’une après l’autre, sans interruption, d’autres avec une légèreté et une rapidité surprenantes ou bien dans une gravité inhabituelle et un tempo ralenti ; lorsque les cordes sont en sourdine, ce n’est pas pour changer de couleur mais pour mettre le timbre à nu ; des pianissimi sont parfois à peine audibles, des forti, de véritables coups de tonnerre… Le chœur fait corps avec l'orchestre par sa disposition intégrée aux instrumentistes, mais aussi par la manière d’articuler les notes, avec la même fièvre orchestrale qui s’empare de chaque mot. En effet, le chef attache aux mots une signification au-delà du texte, quelque chose de beaucoup plus transcendant que ce que suggère le texte traditionnel. Il introduit à nouveau un chant grec après l’Amen de « Lacrimosa », peut-être pour marquer le début de l’Offertorium -dans le graduel, le chant d’offertoire est un chant grégorien et il y a donc une logique liturgique dans cette insertion- mais on ne peut pas échapper à une sensation de surréalisme, tant la musique de Mozart est éloignée de ce chant. Par contraste, tout devient théâtral, ou plutôt "objet d’une théâtralisation", que le chef le veuille ou non.
Les quatre solistes (Sandrine Piau, Paula Murrihy, Sebastian Kohlhepp, Evgeny Stavinsky) chantent eux aussi dans une théâtralité voulue, avec un fort clair-obscur dans le timbre et l’élocution. Les voix sont puissantes et portantes, les expressions contrastées donnant parfois l’impression de surjouer (mais c’est beau malgré tout !), excepté la soprano française qui reste dans une sobriété.
Tout cela génère une réflexion sur la question de l’interprétation et du style. Certes, cette version sort complètement de ce que l'on considère communément comme le style mozartien, mais si celui-ci n’est pas en phase avec le ressenti musical, il faut chercher : autre nuance, autre phrasé, autre agogique ou autre dynamique. C’est ce que fait Teodor Currentzis et, en ce sens, il est fidèle à lui-même. Une autre réflexion, plus intéressante encore, porte sur le caractère baroque de la musique. En effet, son interprétation est totalement baroque au sens étymologique du terme : irrégulier et bizarre. Ce caractère baroque rejoint les styles musicaux que connaissait parfaitement Mozart dont il est l'héritier. Dans un tel univers baroque, la musique a le droit de naviguer en toute liberté entre différents éléments stylistiques, exempte de toute contrainte, à l’instar des œuvres de Gesualdo ou de Monteverdi. Les règles ne seront fixées que plus tard et les compositeurs et musiciens les ont toujours enfreintes. Alors, pourquoi devrait-on toujours se conformer à ces règles conventionnelles, souvent rigides ? Currentzis lance ainsi un défi avec SON Requiem et son interprétation « originale » ou « personnelle » de beaucoup d’autres œuvres. Dans ce défi, chaque pièce peut être considérée comme un prétexte pour proposer sa vision à son audience. Chacun est libre d’accepter ou refuser le défi. Pour notre part, nous choisissons ouvrir l’esprit à son idée « baroque » et suivre ce qu’il propose, ne serait-ce que pour comprendre son idée.
Victoria Okada
Photo © Cyril Moreau