Les organistes  Marie-Ange Leurent et Eric Lebrun à propos de leur Intégrale Bach

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À l’occasion de la parution chez l’éditeur Chanteloup du neuvième et avant-dernier volume de leur enregistrement intégral de l’œuvre d’orgue de Johann Sebastian Bach, Marie-Ange Leurent et Éric Lebrun ont accepté de se confier sur cet admirable projet commencé il y a une dizaine d’années.

Dans les années 1990 pour Erato, Marie-Claire Alain avait construit son intégrale comme une série de récitals. Celle de Jörg Halubek (Berlin Classics) privilégie la géographie et se stratifie par coordonnées topologiques. Celle de Jacques Amade chez Bayard rattachait les œuvres, sacrées comme profanes, aux moments de l'année liturgique. Comme Ton Koopman (Teldec) ou Simon Preston (DG), vous avez retenu un découpage essentiellement par genre. Quelles considérations vous ont amenés à cette structuration ?

Nous avons souhaité proposer notre intégrale avec le plus de clarté possible afin que l’auditeur puisse retrouver immédiatement les pièces qu’il recherche. Dans certains cas, nous avons utilisé l’ordre de l’année liturgique (par exemple dans les chorals Kirnberger). Cela nous a amenés à diversifier le plus possible les registrations dans les Préludes et Fugues, et Toccatas et Fugues pour former un tout cohérent, s’enchaînant le plus naturellement possible.

La liste des œuvres abordées accueille quelques opus de paternité douteuse (ähnlich). Y a-t-il des œuvres que vous avez été tentés d’écarter ? 

Nous avons systématiquement enregistré les œuvres comportant un numéro BWV même s’il est avéré qu’elles ne sont, dans certains cas, sans doute pas de Bach. En ce qui concerne les découvertes plus récentes portant une référence Anh, nous avons gardé les pages dont l’attribution nous a semblée plus que probable.

La page 18 de la notice du premier volume projetait la distribution des œuvres en neuf jets prévus jusqu'en 2019. Annoncés dans le volume 5, les chorals Schübler apparaissent finalement dans le neuvième. Toccatas & fugues étaient attendues dans le huitième mais ont été anticipées dans le septième, au lieu des Sonates en trio qui ne sont pas encore parues. Quelles circonstances ou décisions expliquent ces aménagements ?

Ce que vous décrivez est effectivement le projet que nous avions défini au moment de nous embarquer dans cette belle aventure. La crise COVID a suspendu des déplacements que nous avions prévus, bousculant la répartition par instruments que nous avions imaginée. Par ailleurs, nous tenions depuis quelques années à enregistrer les Chorals Schübler à Lüneburg, avec un continuo, ce que nous ne regrettons pas. Par ailleurs, le projet final comportera bien 18 CDs au total, plus les 2 CDs de l’Art de la Fugue.

« Ce virtuose incandescent s'est contenté sa vie durant d'instruments de dimension moyenne, d'une qualité parfois ordinaire, lui qui demeurait fasciné par les immenses machines sonores dont étaient dotées les églises de Hambourg et de Lübeck » écriviez-vous pour le volume 1. Comment avez-vous effectué le choix des orgues et l’affectation des œuvres ? 

Pour les grands cycles de chorals de la maturité, nous avons choisi deux instruments de la région de Bach contemporains de ces compositions. Nous avons également utilisé deux orgues alsaciens de Silbermann ainsi que celui de Lüneburg que le compositeur avait joué avec bonheur dans sa jeunesse. D’autre part il nous a semblé judicieux de se tourner vers des instruments plus récents, très remarquables, permettant de traduire au mieux ce répertoire, en France mais aussi en Suisse et en Autriche, car le Cantor a joué, au cours de sa carrière, des instruments neufs ou rénovés depuis peu. 

Tout cela était anticipé dans les grandes lignes, notamment le parti pris d’instruments de dimension moyenne pour les Préludes et fugues en veillant à disposer d’une mécanique et d’un toucher particulièrement sensibles. Au total cela représentera quatorze instruments différents.

À l'instar de l'anthologie gravée par les époux Duruflé dans les années 1950 à Soissons, une rare particularité de votre projet est de l’aborder en couple. Pensez-vous cultiver une esthétique commune où chacun cherche-t-il à préserver sa sensibilité ? 

C’est vraiment un projet commun dans lequel nous ne nous serions sans doute pas embarqués de façon solitaire, chacun mettant à profit ses qualités notamment en ce qui concerne la direction artistique que nous assurons l’un pour l’autre sans concessions. La distribution des pièces s’est effectuée en fonction de nos préférences personnelles et aussi compte-tenu du répertoire que nous avions déjà en doigts (et en pieds !)

Nous avons un grand souci de clarté par rapport au texte musical livré par le compositeur, par exemple par la personnalisation des tonalités, et nous recherchons l’unité dans nos interprétations tout en gardant nos sensibilités particulières. 

Avant les sessions, comment vous préparez-vous ? Intégrez-vous une analyse musicale, la signification liturgique ou d'autres inspirations ? 

Nous essayons de nous resituer dans le quotidien de Bach. Certaines pièces évoquent tour à tour la danse, les fêtes ou des atmosphères extrêmement sombres (douleur, deuils…) 

Nous faisons bien sûr une analyse très détaillée de chaque œuvre, forme, tonalités, cadences, contrepoint, harmonie, ce qui permet un discours éloquent et des registrations adaptées. Le texte des chorals nous inspire beaucoup pour l’interprétation de telle ou telle vocalise sur un mot précis, ou un effet rythmique ou harmonique sur un autre mot… un peu comme un jeu de piste, c’est un univers passionnant !

On ne peut nier que nos professeurs via leur enseignement (Michel Chapuis, Marie-Claire Alain, Gaston Litaize, ou des musiciens admirés comme André Isoir) nous ont forcément influencés…

Éric Lebrun, en mai 2000 à Bourges, vous aviez enregistré pour Solstice les chorals Kirnberger avec leur texte chanté par Gilles Ragon. Pour votre intégrale, n'avez-vous pas été tenté d'allier tuyaux et voix dans les chorals ?

Nous avions effectivement procédé à l’alternance voix/orgue pour notre intégrale Boëly. En ce qui concerne Bach, la tâche nous a semblée trop écrasante du fait de l’immense corpus des chorals…

La captation du tout premier volume, réalisée par Isaure Clausse, nous avait étonné par sa flagrance, son réalisme, comme si les micros étaient posés tout près de la console plutôt que dans la nef. De façon générale, les prises de son se caractérisent par leur consistance, leur dynamique et leur proximité. La technologie de reproduction revêt-elle une importance pour vous ?

Les ambiances sonores de chaque lieu sont très différentes… Force est de constater que dans les églises luthériennes de Thuringe que nous avons fréquentées à plusieurs reprises, l’acoustique est claire, un peu sèche par rapport à nos oreilles françaises habituées à plus de résonnance, et en parfaite unité avec la voix du pasteur avec qui le dialogue musique/voix semble évident, ce qui est très différent de nos églises catholiques. C’est pourquoi nous avons souhaité une prise de son qui restitue la perception réelle trouvée in situ. Et la clarté reste un paramètre très important. Nous sommes en parfaite entente sur tous ces points. 

Alors que votre parcours de dix années arrive à son terme, y a-t-il une étape qui vous a particulièrement marqués ?

La préparation de nos différents voyages nous a particulièrement touchés, des lieux magnifiques, de belles rencontres, des paysages inoubliables, quelques aventures marquantes : grèves, tempêtes qui ont bousculés nos périples… 

Certains grands organistes comme Helmut Walcha, Marie-Claire Alain ou Lionel Rogg ont chacun laissé plusieurs intégrales au catalogue. Pensez-vous remettre un jour la vôtre sur le métier, du moins pour certaines œuvres ? 

Nous ne nous réengagerons pas dans telle aventure. Au fur à mesure de l’enregistrement, la pensée du compositeur s’est dévoilée : à la fois très complexe (souci de ne jamais laisser de répit au dialogue entre les parties) et d’une simplicité touchante (luminosité, gravité des tonalités, mouvements mélodiques, rythmes), bref, un compositeur d’une très grande humanité, d’une sensibilité extrêmement profonde dont la complexité de l’écriture se fait oublier lors même qu’on n'y prête pas d’attention …

Les mélomanes connaissent la qualité de vos coffrets consacrés à Dietrich Buxtehude (1637-1707), Alexandre-Pierre-François Boëly (1785-1858) et Gaston Litaize (1909-1991). Maintenant que l'aventure Bach s'achève, pouvez-vous nous confier vos prochains projets discographiques ?

C’est difficile de se projeter après ce géant de la musique ! Nos aspirations pour la suite se tourneraient plutôt vers la mise en valeur par le CD de petits instruments français rares, et l’enregistrement de pièces injustement oubliées, un beau patrimoine qui reste trop souvent confidentiel …

Propos recueillis par Christophe Steyne

Crédits photographiques : Laurent Touzeau et Christophe Steyne (Grand Orgue de l’église Saint-Jean de Lüneburg)

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