Georg Nigl dans Jakob Lenz de Rihm : la folie des grandeurs
Wolfgang Rihm (né en 1952) : Jakob Lenz. Georg Nigl, baryton (Jakob Lenz); Henry Waddington, baryton-basse (Oberlin); John Graham-Hall, tenor (Kaufmann). Orchestre symphonique de la Monnaie, dir. Franck Ollu. Mise en scène: Andrea Breth. Décors: Martin Zehetgruber. Costumes: Eva Dessecker. Éclairages: Alexander Koppelmann. Dramaturgie: Sergio Morabito. Réalisation: Myriam Hoyer.2019-1 DVD-73’28"-Version originale en allemand-Sous-titrage français, néerlandais et anglais-Notes en français, néerlandais, anglais et allemand-Alpha 717
Faut-il encore présenter ce Jakob Lenz coproduit par la Monnaie, l’Oper Stuttgart et le Staatsoper Berlin ? Porté sur la scène bruxelloise en mars 2015, il s’était vu décerner quelques mois plus tard le Prix Der Faust par le Deutscher Bühnenverein, récompensant la mise en scène d’Andrea Breth, après avoir été élu meilleure production de l’année 2015 par l’Opernwelt. Cet été encore, il faisait sensation au Festival d’Aix-en-Provence.
C’est à cette coproduction, filmée à la Monnaie les 3 et 4 mars 2015, qu’un DVD édité par Alpha Classics fait aujourd’hui honneur. Un bien bel objet, à condition évidemment d’aimer la musique pas franchement folichonne de Rihm.
Jakob Lenz est l’œuvre, aussi ardente qu’ardue, d’un compositeur de vingt-cinq ans qui cherche manifestement à s’inscrire dans le sillage progressiste de ses maîtres, Klaus Huber et Karlheinz Stockhausen. Dès 1977-1978, Wolfgang Rihm signe là, déjà, son deuxième opéra de chambre, un an à peine après avoir achevé le premier, Faust und Yorick. Jakob Lenz repose sur un livret de Michael Fröhling d’après le Lenz de Georg Büchner. La nouvelle de Büchner s’inspire à son tour -et cite même textuellement plusieurs extraits- du journal dans lequel le pasteur Johann Friedrich Oberlin consigna les souvenirs du séjour qu’effectua chez lui en 1778, durant trois semaines environ, l’écrivain allemand Jakob Michael Reinhold Lenz.
C’est en 1777 que se manifestèrent les premiers signes du désordre psychique qui allait progressivement plonger cette figure emblématique du Sturm und Drang dans la démence. Très marqué par sa relation difficile avec son père (un pasteur piétiste autoritaire), hanté par le souvenir de sa bien-aimée, Friederike Brion (que Goethe venait de quitter), Lenz croise alors la route de Christoph Kaufmann. Riche mécène qui se prétend médecin sans en avoir le titre, Kaufmann se méprend sur la maladie de l’écrivain, qu’il prend pour une simple exaltation poétique. Désemparés, les amis de Lenz prient alors Oberlin de prendre l’homme de lettres sous son aile; la science n’ayant pu soulager ce dernier, la religion le pourra-t-elle ? La réponse, négative, tombe comme un couperet dans le dernier tableau ; après avoir déjoué plusieurs tentatives de suicide du poète, Kaufmann et Oberlin doivent se rendre à l’évidence: la camisole de force sera l’ultime recours à défaut de secours. L’opéra s’achève alors que les deux hommes emmènent Lenz sous surveillance. Au terme de ce douloureux épisode, Lenz poursuivra son errance longtemps encore. On retrouvera son corps inanimé dans une rue de Moscou en 1792.
L’argument, on le voit, n’a rien d’épique. Plutôt que d’un héros mythique, c’est d’un anti-héros schizophrène, oscillant sans cesse entre rêve, délire et réalité, et de l’incompréhension qui s’insinue fatalement entre lui et les deux autres protagonistes, que Wolfgang Rihm réalise l’autopsie dans Jakob Lenz. Le compositeur allemand s’était déjà intéressé de près au thème de l’aliénation mentale dans ses Alexanderlieder (1975-1976) et ses Hölderlin-Fragmente (1976-1977); il y reviendra encore dans les Neue Alexanderlieder de 1979 et les Lenz-Fragmente de 1980, ainsi que dans le Wölfli-Liederbuch et les Wölfli-Lieder (1980-1982).
Aussi ténue soit-elle, la matière du drame de Büchner adapté par Fröhling donne à Rihm de quoi s’épancher dans une œuvre au geste expressionniste sans retenue, au travers duquel s’expriment tous les contrastes: les chuchotements mêlés de regards intimistes dans les tréfonds de l’âme se disloquent soudain dans des cris affolants se rebellant contre un monde extérieur sur la corde raide qui fait vaciller sur ses bases le soi intérieur. Jean-Noël von der Weid voit, à juste titre, dans cet opéra déjanté une "éprouvante ‘radiographie’ des gués entre le moi et la démence". Éprouvant, Jakob Lenz l’est assurément : Rihm, pour qui "tout dans la musique est pathétique", accouche d’une musique sans concession ni complaisance, rêche, vociférante, résolument hermétique à tout hédonisme. Pas vraiment de quoi égayer un réveillon de Nouvel An. On retrouve dans cette œuvre de jeunesse, mais où s’affirme étonnamment déjà le Rihm de la maturité, l’attrait qu’éprouve le compositeur pour le Varèse d’Arcana (le coup d’enclume au début du dixième tableau !), la concision des gestes expressifs d’un Webern, les incises ténébreuses du Wozzeck de Berg, les sonorités rugueuses et sauvages desquelles sourd la révolte d’un Nono.
L’effectif instrumental chambriste n’est pas pour rien dans l’aridité du discours musical. L’orchestre fait, en effet, la part belle aux vents (deux hautbois, le deuxième jouant aussi le cor anglais ; une clarinette, alternant avec une clarinette basse; un basson, parfois troqué pour un contrebasson; une trompette en ut et un trombone), flanqués de percussions, d’un clavecin et de trois violoncelles. Au diable les violons, altos, flûtes et autres pourvoyeurs de lyrisme ! Mais comment mieux dépeindre la personnalité éclatée d’un Lenz que par des timbres aux couleurs criardes, des dissonances insolentes et de convulsions vocales conviant sans transition éructations et vagissements, murmures et braillements, sprechgesang et falsetto ?
Rihm y insiste: "Opéra de chambre ne signifie pas ‘petit opéra’. C’est plutôt -comme dans le rapport musique de chambre/musique symphonique- l’autre manière de discourir musicalement sur une scène. La souplesse de l’appareil (scénique et musical) permet une plus grande complexité vocale". Que l’on partage ou non le credo du compositeur, selon qui "il n’y a pas de musique sans émotion, mais pas d’émotion sans complexité", on ne peut que constater que Jakob Lenz est tout sauf d’un abord facile, que l’on se place du point de vue des interprètes ou de celui de les spectateurs, les uns comme les autres risquant à chaque instant de basculer à leur tour dans la folie devant un tel salmigondis sonore !
De l’aveu du compositeur, "mettre en scène un personnage tel que Jakob Lenz est complexe (un qualificatif décidément cher à Rihm) par le seul fait qu’il recèle lui-même plusieurs scènes". Un défi qu’a relevé avec brio la metteure en scène Andrea Breth. Celle-ci traduit effectivement de manière magistrale les dédoublements de personnalité du poète, les voix qui résonnent à son corps défendant dans son for intérieur, le spectre de la jeune-femme qui l’obsède. Les décors de Martin Zehetgruber, aux formes détraquées, aux proportions démesurées et aux teintes livides, ajoutent encore au climat fantomatique,halluciné, voire, à l’occasion, franchement cauchemardesque, de l’œuvre.
Côté interprètes, si Henry Waddington campe avec conviction la figure paternelle d’Oberlin, épaulé par un Kaufmann zélé incarné par John-Graham Hall, c’est surtout la prestation époustouflante de Georg Nigl qui soulève l’enthousiasme. On ne saurait trop souligner à quel point la réussite de cette production repose sur les épaules de cet artiste hors normes, à coup sûr insurpassable dans le rôle-titre. Seul Nigl (dont le rôle d’Achille dans la Penthésilée de Dusapin a encore permis il y a peu de mesurer l’envergure du talent) pouvait, en effet, occuper la scène durant une heure et quart sans discontinuer, explorer, dans une myriade de gestes expressifs, tous les registres de la folie, et faire preuve, de bout en bout, de la même énergie, du même charisme et du même talent scénique. Un vrai coup de maître !
Son 10 – Livret 8 – Répertoire 7 – Interprétation 10i
Olivier Vrins