Gio le taxi. Don Giovanni en conclusion des Chorégies 2019.

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Le grand Patrice Chéreau disait de Wagner lorsqu’il mettait en scène son Ring du centenaire à Bayreuth en 1976 qu’il le « poussait à faire toujours plus de théâtre ».  Nous repensons souvent à ces mots quand nous découvrons la nouvelle lecture d’un opéra mais cette maxime prend tout son sens avec le Don Giovanni proposé ce mardi soir aux Chorégies d’Orange.

Œuvre intimiste à son origine, elle devient par la force des lieux un grand spectacle… à caractère sociétal. Car derrière les frasques du « scélérat charmant », c’est bien une lutte entre ancien et nouveau monde, entre ordre et désordre qui s’opère. C’est en tout cas ce que nous pensons être le postulat de départ de la mise en scène de Davide Livermore épaulé par Rudy Sabounghi (costumes), Antonio Castro (lumières) et D-Wok (vidéos). Replacer Mozart et Don Juan dans leur contexte historique et idéologique, celui de cette Europe des lumières à la veille de l’implosion, tout en montrant que ces aspirations sont toujours bien actuelles. Il suffit de suivre les évènements récents pour s’en convaincre. Alors Don Giovanni gilet jaune dans l’âme ? Nous n’irons pas jusque-là mais ange destructeur d’un modèle de société dépassé c’est une certitude !

Pour arriver à ses fins et faire diffuser son message, Livermore s’octroie toutes les libertés spatio-temporelles : traditionnelles projections 3D sur le mur du théâtre antique, une scène élargie au-delà de la fosse d’orchestre qui permet une proximité appréciée avec le public, présence très remarquée d’un taxi jaune et d’une limousine (contraste social oblige !), d’une calèche, de chevaux et des costumes de différentes époques. En parlant d’anachronismes que vient faire (en projection murale) le nom du « pape des lumières » Benoit XIV dans cette galère ? Référence maçonnique liée à sa condamnation de la confrérie en 1751 ? L’ensemble est spectaculaire, percutant, déroutant, cela interpelle le spectateur, c’est même parfois drôle mais quid novi ? Quoi de neuf Dr Livermore ? Sellars, Tcherniakov, Haneke ou Claus Guth ont déjà fait (souvent avec grand talent) le job. Autant de coups de bélier dans la forteresse mozartienne. Il est certain que pour les Chorégies, la vision du Turinois sort des canons habituels. Les crissements de pneus, les tentatives de drift en Renault Mégane (jaune !) et les échanges de coups de feu ne s’inscrivent pas dans le paysage local. En voyant Don Giovanni au programme de ces 150 ans nous avions autant d’espoirs que de doutes. Cet opéra est un pilier de notre patrimoine lyrique. C’est un miracle musical, une usine à « tubes ». Qui ne le connaît pas de près ou de loin ? Faut-il d’ailleurs encore le présenter ? A l’image du Faust de Murnau projeté dimanche dernier, Don Giovanni agit sur nous comme un miroir tendu vers notre société et nous renvoie à la nature humaine. Dans ces conditions comment s’attaquer à un tel totem ?

Deux options, la tradition et la recherche du beau ou la révolution et son message (là aussi). Choix cornélien car au bout du compte il y a forcément des déçus. Prendre la seconde option demande beaucoup de courage et de talent car depuis des décennies, nous sommes des « enfants gâtés » de l’opéra. Que de belles productions passées et parfois clivantes. Nous avons encore en mémoire les réactions à la sortie de Garnier en janvier 2006 lors de la lecture de Michael Haneke. Quel scandale aux yeux d’une partie du public mais quel signal envoyé ! C’était le temps de Gérard Mortier… Mais en 2019, c’est presque devenu un standard. Cela ne créée plus ni l’événement ni la polémique. Il faut aller encore plus loin pour se démarquer, éclairer plus que jamais les consciences. N’est-ce pas la mission première de l’art ? Faire passer des émotions et des valeurs à un moment où les âmes sont parfois en perte de repères ? Au risque d’aller à contre-courant… ou de passer à côté de son sujet.

Qui est Don Giovanni pour le metteur en scène ? Un prophète de la « destruction créatrice » à la Schumpeter avec pour dessein de faire exploser l’ordre en place pour mieux le reconstruire à son image ? Au fond, quel est le but recherché par Davide Livermore, le message sous-jacent qu’il souhaite faire passer ? Après trois heures d’opéra, nous nous posons encore sincèrement la question. Là encore deux possibilités, soit l’artiste a fait mouche et notre réflexion se prolonge, soit nous n’avons tout simplement pas compris sa vision. Le manque de lisibilité du créateur dans ses intentions ne nous facilite pas la tâche.

Livermore pense nous offrir un bon consensus entre transgression, humour et renouveau d’un côté (à coup de symboles parfois peu amènes) et sauvegarde de certains éléments du théâtre traditionnel italien de l’autre avec des accents dramatiques très prononcés. Oser sans franchir le Rubicon ? A l’occasion de ce 150e anniversaire où les Chorégies retrouvent une vraie attractivité, ce n’est peut-être pas le moment de se mettre les foules à dos avec une proposition artistique qui serait incomprise. D’ailleurs, à la fin de la représentation, pas de traces du metteur en scène, volonté d’échapper au jugement des spectateurs ? Ou début d’astigmatie ? C’est en tout cas un sentiment de rendez-vous manqué qui prédomine chez nous. Sans doute sommes-nous trop sévères dans notre propos en nous focalisant sur la forme car cette soirée restera mémorable pour sa très belle distribution vocale. Nous userons pour la décrire d’un catalogue de superlatifs mais c’est amplement mérité.

Commençons par le charismatique Erwin Schrott. Il est surement, avec Christopher Maltman, l’autre grand Don Giovanni du XXIe siècle. Il a tout pour lui, un physique de tombeur, un talent inné d’acteur, une parfaite connaissance du rôle et -très important- du second degré. L’Uruguayen incarne un séducteur cynique, dangereux et rusé. La mise en scène de Livermore essaie de nous vendre un Don Giovanni digne du #metoo mais comment résister à Schrott ? On ne veut pas balancer ce porc si amusant et pourtant il mérite le sort qui sera le sien. Il joue avec les femmes comme avec le public et baratine tout ce petit monde avec un naturel hors norme. Bravo c’est très fort ! Son « deh vieni alla finestra » au clair de lune, allongé sur le toit de l’épouvantable taxi jaune (encore lui…) est merveilleux. A l’image de l’ensemble de sa prestation. Maintenant que le lien est solide avec les spectateurs orangeois, nous espérons le revoir une troisième année consécutive. 

Don Giovanni est certes le « héros » de cet opéra éponyme mais sans son fidèle Leporello, il ne serait surement pas un dragueur malheureusement aussi efficace. Le Roumain Adrian Sampetrean est un habitué de l’œuvre, capable comme Schrott d’interpréter le rôle du valet aussi bien que celui du maître. Nous retrouvons dans ce tandem Schrott-Sampetrean la même émulation que chez Maltman-Schrott (DVD, Salzbourg, Guth, 2008), de vrais siamois ! Mais la comparaison s’arrête là. Sampetrean n’a pas la même aisance vocale que son comparse. Il préserve cependant cette part d’humanité et de repentance qui sauvera son personnage. Il nous en livre une version moderne et non caricaturale. 

L’autre vedette de cette soirée est sans aucune contestation Karine Deshayes. Nous nous inclinons devant autant de talent(s). Quelle intensité ! Quelle présence sur scène ! Elle irradie à chaque apparition. Ce n’est pas compliqué dès que Schrott ou Deshayes apparaissent nous en oublions la mise en scène, le taxi ou les tags douteux, ils nous hypnotisent littéralement. Quelle belle Elvira dans sa sublime robe rouge. Son personnage est malade d’amour, elle est prête à tout pour reconquérir le cœur du satyre mais Karine Deshayes est une Elvira qui sauvegarde son rang et sa noblesse. Sacrée démonstration de force !

Don Ottavio est pour nous l’occasion de découvrir en live Stanislas de Barbeyrac. Voilà un vrai chanteur mozartien. Dans son costume digne de Vélasquez, il incarne un ordre ancien qui a de beaux restes et qui réclame justice. Il n’est pas l’idiot utile de la bande, simplement un homme bafoué et déchiré. Le public retient son souffle pendant un « Dalla sua pace » d’anthologie. Barbeyrac est facile, délicat et plein de nuances. C’est beau, un point c’est tout ! 

Le reste de la distribution peine face à de tels titans mais sans démériter. Mariangela Sicilia est une Donna Anna charmante, élégante et tendre mais souvent à la limite de ses possibilités vocales. Nous sommes orphelins de Nadine Sierra, nous osons à peine imaginer l’alchimie avec Schrott… Il en va de même pour l’aguichante Zerlina d’Annalisa Stroppa. Pas simple pour ces dernières de partager la lumière avec une Elvira qui crève l’écran. 

Du côté des hommes, Igor Bakan est un Masetto que nous pensons courageux mais qui apparait totalement faible, dépassé et manipulé. Encore pire que dans le livret. Son look expérimental n’aide pas. Vocalement, le Lituanien fait ce qu’il peut pour ne pas sombrer sous l’orchestre ; heureusement le chef Chaslin est bienveillant avec ses chanteurs. Ce n’était décidément pas le jour de Masetto. 

Le Commandeur enfin, l’alpha et l’oméga de l’œuvre. Alexeï Tikhomirov n’est pas qu’une statue de pierre, c’est un colosse ! Il impressionne physiquement et vocalement. Entre Don Giovanni et lui, c’est Mike Tyson contre un gringalet ! Pas étonnant que tout se règle à l’aide de revolvers. Dommage cependant que Livermore confonde noblesse et mafia (russe ?). Cela va à l’encontre des valeurs du personnage.   

Dire que Frédéric Chaslin était à la baguette serait bien faible pour définir son emprise sur le volet vocal et orchestral. Sa direction est élégante par le geste et par la place qu’il laisse aux différents protagonistes et à l’œuvre ! Tout au long de ces trois heures, le chef aura eu le souci de mettre en exergue sa dimension théâtrale. Les tempi modérés mais pas lents focalisent notre attention sur la beauté des différents pupitres de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon. Nous avons le temps de profiter de chaque nuance… de chaque instant. Pour une fois, dans nos vies agitées, le temps suspend son vol. Cela fait du bien. Mention spéciale enfin au continuo de Mathieu Pordoy. 

La mise en scène de ce Don Giovanni attendu depuis 1996 est discutable, c’est vrai, mais qu’importe car au final c’est une impression de réussite vocale et orchestrale qui l’emporte. Comme disait (ou presque) une certaine Vanessa dans les années 80, « dans sa caisse, la musique à Gio, c'est l’opéra ! ».

Crédits photographiques : C Gromelle / Chrorégies d'Orange

Bertrand Balmitgère

Chorégies d’Orange, Théâtre antique, le 6 août 2019

 

 

 

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