Grigory Sokolov exceptionnel dans l’Opus 111

par
Sokolov

Avec Grigory Sokolov ce n’est plus au récital que nous sommes, mais au temple. La scène du Palais des Beaux-Arts est très faiblement éclairée, la salle est dans la pénombre (étonnez-vous du mal que le critique a à prendre et ensuite relire ses notes), et, plus que pour assister à un concert, c’est pour communier avec le fascinant et impassible officiant que les fidèles remplissent la salle. Car pour Sokolov la musique est chose extrêmement sérieuse, et son comportement sur scène donne à penser qu’elle est pour lui plus un apostolat qu’une joie.Consacrant la première partie de son récital donné dans une salle Henry Le Boeuf comble (ce qui s’explique aisément maintenant qu’il a accédé tardivement au stade de pianiste-culte et de superstar planétaire) entièrement à Mozart, le pianiste russe aborda en premier la si mal nommée Sonate facile en do mineur, K.545, sur laquelle tant d’apprentis-pianistes se sont fait les doigts et souvent cassé les dents. Sokolov donna des deux premiers mouvements une magnifique version, faisant admirer l’élégance et l’égalité de son toucher, et s’abstenant bien de traiter cette pièce avec condescendance. Dans l’Andante, il fit valoir un merveilleux talent de conteur, donnant à ce mouvement un caractère dépouillé et émouvant, le rapprochant beaucoup de l’atmosphère d’indicible tristesse et de nostalgie du Larghetto du concerto n° 27. Le dernier mouvement ne fut malheureusement pas exempt de quelques lourdeurs, l’interprète n’exerçant plus le contrôle souverain de la dynamique qui avait été le sien jusqu’ici. En plus, les forte dans l’aigu étaient régulièrement secs et détimbrés sans qu’on sache si c’était-là l’intention de l’artiste ou plutôt la conséquence d’un problème dû à l’instrument. A l’issue de l’oeuvre, l’artiste parut gêné par les applaudissements, comme s’il lui tardait d’attaquer directement la Fantaisie et Sonate en ut mineur K. 475/457. De la Fantaisie, Sokolov donna une version -comme toujours chez lui- extrêmement construite (la spontanéité n’est pas son fort), et si parfois les forte paraissaient inutilement surlignés, l’œuvre le trouva à certains moments véritablement inspiré. Quant à la Sonate qui suivit, on retrouva dans le premier mouvement cette curieuse alternance de piani veloutés et chantants et de forte inexplicablement brutaux mettant à mal le chant mozartien. Celui-ci retrouva tous ses droits dans un Adagio rendu avec un toucher plein et charnu ainsi qu’un magnifique phrasé, alors que l’Allegro assai final était interprété avec simplicité et franchise.
Le deuxième volet de la soirée était dévolu au seul Beethoven, et c’est par la merveilleuse Sonate op. 90 que Sokolov l’entama. Le premier mouvement fut interprété avec autorité et assurance, mais on ne peut pas dire que le beau thème chantant et presque schubertien qui ouvre le deuxième fut rendu avec une tendresse particulière, même si par la suite l’interprétation gagna en chaleur et les retours du thème en douceur. Mais cette « petite » sonate n’était sans doute qu’une mise en doigts préludant à une fabuleuse version de l’opus 111 où Sokolov se montra de bout en bout exceptionnel, offrant au public une interprétation extraordinairement fouillée sur le plan musical et intellectuel et d’une perfection technique qui laisse pantois. Que dire du flux inarrêtable du premier mouvement, de cette coulée de lave emportant tout devant elle? Et comment ne pas admirer les sonorités d’orgue des octaves à la main gauche? L’Arietta fut ensuite rendue dans une magnifique et chantante simplicité, avec une main droite d’une douceur exquise et un véritable art de la phrase longue. Et que dire du mélange de précision et de sauvagerie de cet étonnant passage où Beethoven semble inventer le jazz? Et, plus loin, du premier passage en trilles et puis du deuxième peu avant la conclusion de l’oeuvre, cauchemar de plus d’un pianiste? Tout ceci semblait ne poser aucun problème à un artiste qui avait pris l’heureux parti de mettre son implacable maîtrise entièrement au service de ce chef-d’œuvre. Et on n’oubliera pas de sitôt l’égalité et la beauté de son toucher qui lui permirent de conclure la Sonate de superbe façon, dans une luminosité et une douceur merveilleusement décantées.
Patrice Lieberman
Bruxelles, Bozar, le 4 mars 2017

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