Guy Danel, la Biennale Chamber for Europe et Mieczysław Weinberg

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Figure majeure et infatigable animateur de la vie musicale belge, Guy Danel est l’initiateur de la biennale Chamber Music for Europe dont l’édition 2019 (du 6 au 8 décembre) est consacrée à Mieczysław Weinberg. Pour Crescendo, partenaire de la Biennale, il revient sur l’importance de Mieczysław Weinberg dans l’histoire de la musique et sur son attachement à ce compositeur.   

La biennale Chamber Music for Europe est consacrée au compositeur Mieczysław Weinberg. Je crois savoir que c’est un compositeur qui vous est cher ? 

La rencontre avec la musique de Mieczyslaw Weinberg représente sans aucun doute l’un des moments les plus marquants de ma carrière d’interprète. Celle-ci a eu lieu dans le cadre des activités du Quatuor Danel que j’ai formé en 1989 avec mon frère Marc et ma sœur Juliette.  Dès 1991, nous avions travaillé l’intégrale des quatuors de Chostakovitch, accompagnés par le Quatuor Borodine, Fiodor Droujinine et le compositeur polonais Krzysztof Meyer. À l’époque, peu de quatuors avaient ce cycle au répertoire et cela nous offrit des rencontres exceptionnelles avec des proches de Chostakovitch. 

Dès 1994, Madame Irina Chostakovitch, Valentin Berlinsky, violoncelliste du Quatuor Borodine, Alexander Raskatov, alors tout jeune compositeur installé à Heidelberg, et le très érudit musicologue belge Frans Lemaire, connu pour ses travaux sur la musique soviétique et la musique juive, nous incitèrent conjointement à travailler la musique de celui que nous appelions encore Moisey Weinberg. Nous nous sommes donc lancés dans cette aventure, recherchant des partitions auprès du Quatuor Borodine, du musicologue Manashir Yakubov ou de la famille du compositeur.

Je citerai quelques moments dont je garde un souvenir riche d’émotions : la première entrevue à Moscou entre Reinhard Flender, compositeur allemand alors directeur artistique de la maison d’édition Peer Music à Hambourg, Olga Rakhalskaya, la seconde épouse de Weinberg, et leur fille Anna. Je n’oublierai pas non plus la rencontre avec la première fille de Weinberg, Victoria Bishops, à Bregenz en 2010 lors de la première version scénique de cet incroyable opéra de Weinberg La Passagère.

 Ce fut une responsabilité particulière que de prendre en charge des partitions pour certaines jamais jouées (nous avons vraisemblablement créé à Manchester l’Aria op 9, le Capriccio op 11 et le 6e Quatuor op 35) et dont les interprétations existant à l’époque nous semblaient trop marquées par la pratique de la musique de Chostakovitch. Ce travail de plusieurs années nous mena entre 2006 et 2009 à l’enregistrement des quatuors pour le label CPO, génialement assistés par la directrice artistique Barbara Valentin.

Alors oui, nous dédions cette première Biennale de Chamber Music for Europe à Mieczyslaw Weinberg. Je me souviens quand Victoria Bishops évoquait à Bregenz les doutes de son père, quelques semaines avant sa mort, sur l’accueil que recevrait sa musique. Il n’est jamais trop tard pour que justice lui soit rendue et nous essayons modestement d’y participer.

Quelle est la place de Mieczysław Weinberg dans l’histoire de la Musique ? 

Celle d’un compositeur qui aurait dû être mis à l’honneur de son vivant, aux côtés de Chostakovitch et Prokofiev. Weinberg s’inscrit dans une esthétique que certains qualifient d’humaniste, une musique riche de sentiments que nous pouvons partager, de mélodies qui puisent parfois leur essence dans des idiomes populaires -entre-autres klezmer- des emportements puissants et de grands moments de tendresse. Parlant de sa musique, Weinberg dira : « …j'ai ce que j'appellerais une "grande marmite" dans laquelle tous mes thèmes cohabitent, parce que je pense que la mélodie, qui définit l'identité et l'image, est la chose la plus importante en musique, y compris la musique instrumentale »1

Bien évidemment, il est impossible de dissocier l’histoire de Weinberg des cataclysmes qui ont secoué l’Europe au milieu du XXe siècle, mais seulement l’inscrire parmi les compositeurs dont le destin a été marqué par ces drames n’est pas suffisant. Sa force créatrice, la richesse de ses sources d’inspiration, la palette des atmosphères qu’il traduit dans sa musique en font un compositeur hors-normes. La musique l’habite depuis toujours et très jeune, il accompagne son père dans un orchestre de théâtre juif à Varsovie que ce dernier dirige ; dès 11 ans, il assure régulièrement des parties de piano quand il ne remplace pas son père. La musique de scène accompagnera toute sa création et nous lui devons, entre-autres, celles du film Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov -Palme d’or à Cannes en 1958- et la version russe de Winnie the Pooh

Ses œuvres de concert représentent un corpus très important -154 opus- parmi lesquels de nombreux chefs-d’œuvre incontournables. Son absence hors de Russie est due à la politique d’exportation culturelle du système soviétique et, à l’époque de son assouplissement, préférence a été donnée aux représentants d’une nouvelle école tels Schnittke, Gubaïdulina, Denisov, Sivestrov… Il nous laisse 7 opéras, 26 symphonies, 6 concertos, 17 quatuors, 28 sonates, des cycles de chant… un compositeur incontournable et, ceci ayant moins d’incidence sur le public aujourd’hui, également un pianiste d’exception.

Il me semble qu’il y a actuellement un certain Revival autour de Weinberg dont témoignent davantage de parutions discographiques et de présence aux concerts. Qu’est ce qui fait que sa musique commence à accéder à une certaine visibilité. Est-ce que sa musique peut particulièrement nous toucher ? 

Vu de notre partie du monde, je crois que nous pourrions parler d’un intérêt en constante croissance, plus que d’un renouveau. Cet engouement pour la musique de Weinberg est une conséquence directe de sa valeur. C’est une musique qui nous touche, nous parle et nous captive. Certes, ce n’est pas le vocabulaire ou la syntaxe qui fait de la musique de Weinberg une création originale : dans un langage connu, il nous livre de nouveaux messages. 

Je pense aussi que, à l’instar de certains musiciens nomades qui ont emmagasiné des musiques de plusieurs régions du monde, la créativité de Weinberg prend sa source dans une mémoire profonde enrichie par ses origines et son vécu : ses grands-parents étaient établis dans l’actuelle Moldavie et il a été d’abord formé en Pologne avant d’émigrer seul vers la Russie soviétique. Cette musique, celle qui habite Weinberg depuis son plus jeune âge, s’ancre dans des traditions qui n’ont pas toujours été explorées par les compositeurs de musique « savante », ou parfois anecdotiquement, frisant l’exotisme ou l’hommage prudent. Il faut sans doute chercher dans l’histoire des migrations des ancêtres de Weinberg la singularité de cette musique si universelle.

 Considérant la gestion de l’œuvre de Weinberg, le nombre impressionnant de ses ouvrages participe aussi à la réussite de son expansion et permet aux éditeurs et aux labels d’investir dans la diffusion de sa musique, la quantité évitant à une parution d’être classée au rang des faits anecdotiques, perdue dans des catalogues à une ou deux entrées. La simplification des échanges avec les musicologues et artistes russes a permis depuis plusieurs années des collaborations fructueuses outre-frontières, et s’est organisé rapidement un réseau de personnalités veillant à rétablir une erreur de l’histoire due à des circonstances géopolitiques.

Mais il faut saluer ceux qui, par intuition ou par circonstances, ont défendu les premiers l’importance de l’œuvre de Weinberg. La reconnaissance de ses contemporains -au nombre desquels nous pouvons citer Dmitri Chostakovitch, Kirill Kondrachine, Emil Gilels, David Oïstrakh, Leonid Kogan, Mstislav Rostropovitch, le Quatuor Borodin…- représentait, il est vrai, une recommandation de premier ordre. Plus proches de nous, compositeurs, musicologues ou mélomanes éclairés ont rapidement défendu l’importance de son œuvre en Occident : Per Skans, Tommy Persson, Franz Lemaire, Alexander Raskatov, Nicolas Bacri... Mais citons surtout David Fanning qui, assisté de Michelle Assay, a repris les travaux de Per Skans -je ne peux que recommander la lecture de son livre Mieczyslaw Weinberg, In Search of Freedom2 - et la musicologue polonaise Danuta Gwisdalanka qui a écrit la première monographie polonaise consacrée à Weinberg et dont nous espérons la traduction française dans les prochains mois : Mieczysław Weinberg, un compositeur de trois mondes3. Oserais-je espérer que notre enregistrement des quatuors a contribué à la diffusion du nom de Weinberg et de sa musique ? Plus récemment, des musiciens de l’importance de Gidon Kremer se sont faits les ambassadeurs inconditionnels de Weinberg.

 

Le projet “Chamber Music for Europe” est une aventure qui vous tient à coeur et qui se déploie sous plusieurs formes. Quelle en est la philosophie ? 

Chamber Music for Europe est un projet de corporation. Celui qui croit en un métier doit, me semble-t-il, partager son temps entre sa pratique, ses recherches et l’accompagnement de ceux qui lui succèderont. Dans le milieu des artisans respectant les traditions ancestrales, cette observation sonnerait comme une tautologie. La transmission des héritages récoltés auprès de nos propres Maîtres ne représente qu’une partie de cette mission, surtout à une époque où les conditions sociétales de l’Art sont en pleine évolution. Chamber Music for Europe veut participer à la résolution d’une équation simple : certains jeunes musiciens se forment au noble métier de la musique de chambre, et nombreux sont ceux de nos contemporains qui ne se sentent pas concernés par cette discipline pourtant propice à une rencontre de qualité, respectueuse, inspirante. 

L’organisation de concerts dans des petits lieux fait partie de notre quotidien : Classique Ici!, Boondael Classic, Pas Si Classique, Karreveld Classic… ou encore « Concerts en nos Villages » en France. Les programmes sont construits sans démagogie, le public se déplace, remerciant pour les découvertes, fidèle à l’une des séries qu’il fréquente aussi de par la proximité de son univers quotidien… sans doute un service rendu aussi aux ensembles qui n’ont que deux guides irremplaçables : le répertoire et le public.

De temps en temps, Chamber Music for Europe emmène ces musiciens à l’esprit corporatif dans des projets d’une ambition de programmation différente, tels les évènements ''Bruilliances Contemporaines'' (2013), ''Domein Hosokawa'' (2014), ''Quatuors de Quatuors'' (2016) ou encore « Un Autographe sort de sa réserve » (2017). Les aînés côtoient les plus jeunes, cautionnant leur travail. C’est dans cet état d’esprit que s’inscrit « Mieczyslaw Weinberg – The Composer » à l’occasion duquel nous avons décidé de donner le rythme biennal à ces rencontres nourries d’un esprit de recherche.

L’affiche témoigne de cette ambiance mêlée : les prometteurs Quatuors Amôn et Karski la partage avec le Silesian Quartet, quatuor aux 50 enregistrements et parmi les spécialistes de Weinberg. L’excellent Trio Khaldei partage un concert avec le Silesian Quartet et Victor Chestopal, lauréat du Concours Reine Elisabeth en 1995 alors qu’il n’avait que 20 ans. Le remarquable Pieter Wispelwey et le clarinettiste belge Jean-Michel Charlier s’associent au très inspiré orchestre Les Métamorphoses, dirigé par Raphaël Feye et d’une histoire encore assez récente.

L’Enseignement musical est également au coeur de Chamber music for Europe et il se déploie sous le nom de BruxAmaMus. Pouvez-vous nous en parler ? 

En l’occurrence, BruxAmaMus s’adresse principalement aux amateurs bien que, heureux toujours de favoriser les rencontres, de jeunes professionnels y sont volontiers acceptés. Cette participation active à la vitalité du monde des amateurs qui pratiquent la musique de chambre fait partie de notre histoire et nous avons des relations cordiales avec des associations d’amateurs tels  Les Cambristi à Bruxelles. Lors de certains stages, j’ai rejoint cinq amateurs motivés avec lesquels nous avons abordé la Nuit Transfigurée de Schönberg. Leur proposer d’aborder les techniques de travail que nous utilisons, sans mystification -mais avec des obligations de résultat révisées- est largement apprécié. Ce stage fait écho à celui que nous avons établi au Conservatoire de Lille et à nos activités estivales en Poitou.

Mais le cœur des formations proposées s’adresse aux jeunes ensembles émergents. Trois fois par an, nous avons la chance d’accueillir deux membres du Quatuor Pražák. Certaines master classes ont également été organisées autour de compositeurs tel Toshio Hosokawa. Chaque année, un appel à projet permet de sélectionner trois ensembles qui nous semblent mériter, par leur investissement, un accompagnement artistique conséquent. Les sessions avec les membres des Pražák sont incluses dans notre proposition. D’autre part, j’assure une formation continue que nous offrons aux ensembles qui jouent dans nos séries. Les directions à prendre, les choix aussi bien de répertoire que d’image, les enjeux de la médiation scolaire sont autant de sujets abordés avec ceux qui le souhaitent par moi-même ou Catherine Danel, directrice du développement de projet de notre association. 

Le site de la Biennale : http://www.chambermusiceurope.org/cms/biennale

1Lyudmila NIKITINA, Academy of Music, 1994, n ° 5 p23, citée par David Fanning, « In Search of Freedom » p 139

2 David Fanning, In Search of Freedom - Wolke Verlag, 2010. ISBN 978-3-936000-91-7

3 Danuta Gwisdalanka. Mieczysław Wajnberg : Kompozytor z trzech światów - Poznań 2013 - ISBN 978-83-913521-6-8

Crédits photographiques : Tommy Persson et Olga Rakhalskaya. Légendes :  Weinberg dans son studio de travail vers 1965 et Weinberg avec David Oistrakh, Msitslav Rostropvich et Galina Vishnevshkaya lors de la création des Sept Romances sur des Poèmes de Alexander Blok, Op.127, Conservatoire de Moscou le 23 octobre 1967. Les photographies de Weinberg ont été fournies par  Tommy Persson. 

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot 

 

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