Kalevi Aho, explosivité et euphorie sonore
Kalevi AHO (°1949) : Sieidi, Concerto pour percussion et orchestre. Symphonie n° 5. Colin Currie, percussion ; Orchestre Symphonique de Lahti, direction Dima Slobodeniouk. 2017-2020. Livret en anglais, finlandais, allemand et français. 61.08. SACD BIS-2336.
Le label BIS ajoute un fleuron à l’imposante discographie de Kalevi Aho inscrite à son catalogue. Des concertos pour divers instruments (piano, violon, basson, trombone, tuba, flûte, clarinette, violoncelle…) et des symphonies (dix-sept déjà) ont fait l’objet d’une gravure. En juin dernier, nous avons présenté dans les colonnes de Crescendo un disque du même label qui offrait un panorama de quarante ans de pages chambristes (BIS-2186). Cette fois, un concerto et une symphonie viennent compléter le portrait musical de ce créateur parmi les plus importants de Finlande. Pour rappel, Aho a étudié la composition auprès de Einojuhani Rautavaara à Helsinki, puis avec Boris Blacher à Berlin. Dans son pays, il a occupé des postes à responsabilité dans les milieux culturels, où il est très apprécié. Le présent SACD propose une partition de 2010, Sieidi pour percussion et orchestre, et la Symphonie n° 5 de 1975-76.
Comme c’est le cas pour d’autres SACD BIS qui lui sont consacrés, Kalevi Aho signe lui-même la notice de ce programme. Il explique que, dans son concerto pour percussion, le soliste est devant l’orchestre et dispose de neuf instruments, de droite à gauche, en commençant par le djembé qui ouvre l’œuvre, et un tam-tam en bout de rangée. Viennent s’y ajouter une darbouka, des tomtoms, la caisse claire, le marimba, les blocs de bois, les blocs chinois et le vibraphone. Le soliste se déplace pour utiliser chaque instrument, avant d’effectuer le parcours inverse. Rien ne peut sans doute remplacer l’impact visuel de cette partition, d’autant plus que l’orchestre comprend aussi trois percussionnistes, un timbalier à l’arrière, et deux autres en face à face, au milieu. Le compositeur précise que de cette manière, il a voulu « créer aussi des effets d’espace musical », que l’on peut tenter d’imaginer comme si l’on était en salle de concert.
Le titre de la partition, Sieidi, est un terme issu des Samis, peuple indigène finno-ougrien, aujourd’hui minoritaire dans le nord des pays scandinaves et de la Russie, dont la culture est de nature chamanique. Le mot lui-même « indique une ancienne place de culte comme un roc à la forme inhabituelle ». C’est bien ce sentiment cultuel qui ressort de l’audition, avec les sons différenciés des instruments de percussion, à travers des rythmes soutenus et vifs ou des instants en suspension, tandis que l’orchestre, protagoniste luxuriant, se déploie en vagues mystérieuses, vibrantes ou d’un lyrisme extatique, le tout formant un tissu empreint de mystère, nourri de passages violents ou secrets. L’œuvre est fascinante, inventive, avec une utilisation subtile de l’exigeante percussion. Celle-ci réclame du soliste une virtuosité capable de s’adapter à chaque technique réclamée, qu’il s’agisse de battement des mains, d’usage des maillets ou autre manœuvre instrumentale. D’une durée qui dépasse les trente-six minutes, le concerto est divisé en huit parties qui se déroulent sans interruption, plongeant l’auditeur dans une sorte d’euphorie sonore, parfois paroxystique, avant de peu à peu adopter un rythme qui se ralentit pour se perdre dans l’infini. Le soliste de cette partition passionnante est l’Ecossais Colin Currie (°1976), qui a créé des œuvres de Carter, Gruber, Turnage, MacMillan, Birtwistle ou Rautavaara et a fondé en 2006 le Colin Currie Group pour jouer et enregistrer de la musique de Steve Reich, notamment Drummings, donné dans le monde entier. C’est pour lui que Kalevi Aho a écrit ce concerto, que Currie a créé avec le Philharmonique de Londres, sous la direction d’Osmo Vänskä, le 14 avril 2012. Son interprétation est exemplaire, incisive et contrôlée. L’enregistrement BIS date de janvier 2020 et a été effectué au Hall Sibelius de Lahti. Il est dirigé par Dima Slobodeniouk (°1975), Finlandais d’origine russe né à Moscou, élève de Segerstam, Panula et Salonen, chef attitré du Symphonique de Lahti depuis fin 2016, avec lequel il a déjà gravé pour BIS les concertos pour piano et pour basson de Kalevi Aho. Conscient de l’importance accordée à l’orchestre dans cet univers percussif, le chef y apporte sa part de netteté et de précision.
La Symphonie n° 5 nous ramène trente-cinq ans en arrière, en 1975/76, à l’époque où le compositeur est âgé d’un peu plus de vingt-cinq ans. Tout aussi spectaculaire, elle laisse toutefois perplexe. Aho a toujours voulu apporter à sa musique une réflexion que l’on peut considérer comme philosophique face à l’évolution du monde. Dans la notice, il évoque pour la présente partition « une vision de l’incohérence de notre existence », à travers les comportements individuels en termes de communication et les liens contradictoires entre les nations. Dans cette partition en quatre parties jouées en un seul mouvement, l’impression générale est celle d’un chaos orchestral avec d’importants climax. Ils alternent avec des écroulements vers des phases apaisées, puis se transforment en débordements qui nécessitent un second chef. L’orchestre est en effet divisé en deux parties, qui ne cessent de jouer plus ou moins vite ou d’user de tempos variables, créant une perpétuelle sensation de mélange sonore proche de l’hystérie collective. L’audition est exigeante, parfois grinçante, car le compositeur, comme il le dit lui-même, était en phase de recherche et la complexité de l’œuvre « transcendait constamment les limites de (ses) possibilités d’imagination ». Cette sorte de passage obligé lui aurait fait prendre conscience de ses capacités créatrices, notamment en termes d’intensité. Pour l’auditeur, la matière sonore complètement débridée fait penser à une fin du monde ; on a la sensation d’un magma en pleine ébullition, impressionnant et destructeur. Sur le plan sonore, on est parfois au bord de la rupture. Okko Kamu avait assuré la création de la Symphonie n° 5 à la tête de l’Orchestre symphonique de la Radio finlandaise. Ici, Dima Slobodianouk essaie de canaliser les énergies explosives, l’Estonien Jaan Ots se chargeant de la direction complémentaire. Tâche d’un équilibre difficile à trouver, que la prise de son, qui date de janvier 2017 et a été effectuée elle aussi dans le Hall Sibelius de Lahti, arrive à rendre cohérent.
Ce SACD permet de se rendre compte de l’évolution de ce compositeur finlandais, forte personnalité du paysage musical de notre temps. Aho a été d’abord influencé par la dimension tragique des Russes, notamment par Chostakovitch. Il s’est construit très vite un langage personnel, où voisinent le néoclassicisme, la construction mélodique qui ne néglige pas l’atonalité, mais aussi le postmodernisme. Le Concerto pour percussion témoigne d’un parcours de profonde maturation. Laissons le mot de la fin à Henri-Claude Fantapié. En une phrase, il résume ce qui définit l’art de Kalevi Aho : « Sa musique coule, abrupte et torrentueuse, souvent monumentale, faisant alterner clusters explosifs et longues mélodies suspendues, épisodes statiques et scherzos ironiques, voire grotesques. » (Une Histoire de la musique finlandaise, Paris, L’Harmattan/Adéfo, 2019, p. 176). On ne pourrait mieux dire.
Son : 9 Livret : 10 Répertoire : 8 Interprétation : 9
Jean Lacroix