Reich et Currie s’applaudissent à la Fondation Vuitton

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« Colin Currie & Steve Reich. Live at Fondation Louis Vuitton ». Steve REICH (né en 1936): Clapping Music – Proverb – Mallet Quartet – Pulse – Music for Pieces of WoodColin Currie, Steve Reich, Colin Currie Group, Synergy Vocals. 2019-64'24"-Textes de présentation en anglais-Colin Currie Records CCR003

Le 9 mars 2018 sortait dans les bacs la première réalisation du label de Colin Currie, consacrée à Drumming (Colin Currie Records, CCR001). Œuvre emblématique du courant minimaliste, écrite par Steve Reich en 1970-1971 au retour d’un voyage en Afrique, Drumming représente la version la plus élaborée de la technique de déphasage (décalage progressif d’une même ligne musicale) que Reich découvrit par hasard avec It’s Gonna Rain en 1965 et qu’il utilisa dans toutes ses pièces ultérieures jusqu’à Drumming, à l’exception de Four Organs. 

Revoilà donc le Colin Currie Group et l’ensemble Synergy Vocals dans un programme entièrement consacré à Reich. Le CD s’ouvre sur une autre œuvre essentielle du compositeur américain, Clapping Music, écrite immédiatement après Drumming, en 1972, et se referme sur Music for Pieces of Wood, composé en 1973. Clapping Music et Music for Pieces of Wood procèdent du désir de Steve Reich de faire de la musique avec les instruments les plus simples possibles et un nombre de musiciens assez limité « pour que le spectateur puisse apprécier leur posture, leurs gestes et leur présence ». 

Clapping Music ne se sert que du corps humain -l’œuvre est écrite pour deux musiciens claquant dans leurs mains. Le premier musicien répète le même motif élémentaire tout au long de l’œuvre; après un certain nombre de répétitions, le second joue le même motif, mais sort de l’unisson et avance d’un temps, puis d’un autre, jusqu’à revenir à l’unisson avec le premier interprète. À l’instar de la technique de déphasage, ce processus, jusqu’alors totalement inédit, contribua à faire de Steve Reich le maître incontesté de la pulsation et l’une des figures de proue de la musique expérimentale outre-Atlantique. 

Ecrite pour cinq paires de claves (pièces cylindriques de bois dur) de timbres et de hauteurs différents, Music for Pieces of Wood est, de l’aveu de Reich, l’une de ses œuvres les plus bruyantes. Elle repose entièrement sur un processus d’accumulation rythmique, c’est-à-dire de remplacement des silences par des temps, également employé dans Drumming

Steve Reich partage avec le baryton et chef d’orchestre britannique Paul Hillier un intérêt prononcé pour la musique ancienne occidentale. Lorsque Hillier lui donna l’idée de composer une œuvre vocale pour six voix et deux percussions, Reich se plongea dans l’étude des œuvres de Pérotin. Proverb, l’œuvre dont il accoucha finalement en 1995, est écrite pour trois sopranos, deux ténors, deux vibraphones et deux orgues électriques, sur une phrase du philosophe Ludwig Wittgenstein (« Comme une petite pensée peut cependant remplir toute une vie ! »). Cette « petite pensée » est incarnée dans la pièce par l’idée du canon ou de la ronde. L’œuvre débute et se termine sur les voix nues des sopranos. Celles-ci chantent le texte en canons dont la durée ne cesse d’augmenter. Les ténors, en duo, empruntent la première syllabe d’un mot chanté par les sopranos et déroulent sur cette syllabe de longs mélismes dans des valeurs rythmiques brèves, contrastant avec les notes tenues des sopranos. Reich fit remarquer que cette opposition entre duos de ténors et sopranos, qui se rapprochent d’un organum triplum, de même que les chants mélismatiques et les canons en augmentation, trahissent l’influence de Pérotin. Les orgues électriques, rejoints plus tard par les vibraphones, s’ajoutent aux chanteurs et complètent l’harmonie. L’alternance récurrente des mesures binaires et ternaires confère aux voix une grande liberté rythmique. 

Mallet Quartet, pour deux vibraphones et deux marimbas à cinq octaves, date de 2009. L’œuvre est en trois mouvements. Dans les mouvements extrêmes, caractérisés par un tempo enjoué, les marimbas élaborent à nouveau un canon, formant une assise harmonique relativement statique. Le matériau mélodique est issu des vibraphones, qui jouent d’abord en solo, puis en canon. Les notes se raréfient dans le mouvement lent central, générant une trame opaline d’un effet remarquable. 

Pulse, enfin, est une page calme et contemplative. Composée en 2015, elle revêt la même stabilité harmonique que Mallet Quartet. Reich y tisse un canon entre les lignes mélodiques des vents et des cordes sur une pulsation régulière du piano et de la basse électrique. Les accents portés par cette pulsation se déplacent cependant de manière occasionnelle sous l’effet de motifs joués au piano en alternant les deux mains.

Captées à la Fondation Louis Vuitton lors de trois concerts qui se déroulèrent les 2 et 3 décembre 2017, ces œuvres sont ici servies par des interprètes du haut vol, chers au compositeur. Colin Currie, on le sait, est l’un des plus grands percussionnistes actuels sur la scène internationale. Ce n’est pas un hasard si le groupe qui porte son nom, s’est spécialisé dans le répertoire de Steve Reich (constitué en 2006 en vue d’une exécution de Drumming, il a fait de cette pièce l’un des piliers de son répertoire, joue fréquemment plusieurs autres pages du compositeur américain et créa, en 2014, Quartet pour deux pianos et deux vibraphones dont Colin Currie est le dédicataire). C’est ici la première fois qu’il se penche sur Proverb et Pulse; et, ma foi, on pourrait croire qu’il les donne à entendre depuis des années ! Quant à l’ensemble Synergy Vocals, il nourrit, lui aussi, des liens intimes avec Reich depuis son premier concert en 1996, lors duquel il exécuta Tehillim à l’occasion du soixantième anniversaire du compositeur américain.

Steve Reich participa en tant qu’interprète à la création de Clapping Music et de Music for Pieces of Wood à l’université de New York en 1973. Depuis, il a exécuté Clapping Music en compagnie de Colin Currie à plusieurs reprises. L’y entendre à nouveau à l’âge de 81 ans est presque attendrissant. 

Créé dans sa version définitive en 1996 par Paul Hillier, à la tête du Theatre of Voices et de plusieurs membres du Steve Reich Ensemble, Proverb (qui n’est enregistré ici que pour la deuxième fois) figurait déjà, avec la même formation, dans le merveilleux coffret Nonesuch consacré au compositeur américain, offrant une rétrospective de ses œuvres principales écrites entre 1965 et 1995. Clapping Music également. Music for Pieces of Wood, Mallet Quartet et Pulse manquaient en revanche à l’appel dans ce coffret, auquel le disque que voici offre donc un très bon complément.

Son 9 – Livret 6 – Répertoire 9 – Interprétation 10

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