La couleur des mains

par

La JUIVE

C’est par une immédiate ovation debout que les spectateurs de l’Opéra d’Anvers ont salué La Juive (créée en février 1835) !

A Constance, au moment où s’ouvre le Concile qui en gardera le nom, deux groupes définis par leur religion -les chrétiens et les juifs- vivent côte à côte, mais de façon violemment conflictuelle, dans un contexte d’intolérance absolue. Leurs représentants : le Cardinal de Brogni et le joaillier père de famille Eléazar. Deux femmes aiment le même homme : Rachel, la juive, la fille d’Eléazar, et la Princesse Eudoxie, la chrétienne. L’homme, c’est Léopold : il fréquente la première sous une fausse identité et trompe la seconde à laquelle il est lié. Le père et le Cardinal sont unis par un terrible secret qui vaudra à l’œuvre sa fin atroce.

Voilà qui est idéal comme sujet d’un « grand opéra », c’est-à-dire, pour reprendre la définition proposée par le Palazzetto Bru Zane, le Centre de musique romantique française : « une œuvre en quatre ou cinq actes, qui s’inspire généralement d’un événement historique. Elle multiplie les contrastes, notamment entre des moments intimistes et des tableaux collectifs. Les airs virtuoses, où le style italien fusionne avec la déclamation française, alternent avec des « romances » et des « chansons » issues de l’opéra-comique. [D’habitude], la mise en scène spectaculaire s’appuie sur des documents d’archives pour élaborer les costumes et les décors avec le maximum de précision et de réalisme ». 

Comment représenter cela aujourd’hui ? Peter Konwitschny a trouvé et concrétisé une solution judicieuse qui rend l’œuvre convaincante dans son propos et dans sa conception scénique, tout en exacerbant sa musique.

Tous les protagonistes sont en stricts costumes et tailleurs gris, à l’exception de la d’abord fantasque princesse Eudoxie, et d’Eléazar et sa fille sur le chemin du bûcher. Une façon sans doute d’insister sur l’identité fondamentale de ces êtres humains qui n’ont de cesse pourtant, au nom de leur dieu, de s’exclure, de s’affronter, de s’exterminer. Pour manifester cette distinction, Konwitschny a imaginé une couleur différente pour les mains de chaque camp ! Celles des chrétiens en bleu, celle des juifs en jaune. Avec des variations bienvenues : Léopold, qui joue sur les deux tableaux, a d’abord une main bleue et une main jaune ; les deux jaunes en famille juive ; les deux bleues quand il révèle son origine. Rachel et la Princesse, quelle que soit leur rivalité, veulent son salut : elles se lavent les mains et en effacent les couleurs… Il y a d’autres bonnes idées : notamment la ceinture de bâtons de dynamite pour Rachel ou la fabrication à la chaîne de ces mêmes bâtons. Une scénographie légère dans sa monumentalité devient place devant la cathédrale, salle à manger du joaillier, prison, place du bûcher. Les cinq actes ne pèsent pas !

Musicalement, Antonino Fogliani, à la tête de l’Orchestre Symphonique de l’Opéra des Flandres, garantit les différentes tonalités de l’œuvre (voir plus haut), sans jamais recourir à des appesantissements aussi faciles que faussement expressifs. Tout cela, nuancé, n’en a que plus de force.

Quant aux voix, elles s’imposent, d’autant que les solistes, eux aussi, tirent profit des choix scéniques. C’est ainsi que tour à tour Rachel et Eléazar descendent dans la salle et chantent au milieu d’un public ainsi associé à ce qui se joue, emporté dans les sentiments qui les déchirent.

(Parenthèse souriante : placé de la sorte dans le « souffle des réacteurs », on prend réellement conscience de la puissance fortissimo des voix, une puissance cependant mise au service d’une partition délicate, et dans ses notes et dans ce qu’elle exprime).

C’est ainsi que la Rachel de Corinne Winters nous a définitivement séduits, de même que l’Eléazar de Roy Cornelius Smith. Quant à Nicole Chevalier, elle incarne très exactement cette Princesse Eudoxie d’abord très jet-set (alcool, grande couture et fiestas) avant d’être rattrapée par la tragédie. Le Cardinal Brogni de Riccardo Zanellato est très juste dans le rôle et le chant d’un homme de toute-puissance traversé de doutes et finalement terrassé par l’atroce vengeance. Enea Scala (Léopold) et Leon Kosavic (Ruggiero) complètent le sextuor des solistes. Les Chœurs de l’Opéra des Flandres ont eux aussi un beau rôle vocal et scénique.

Stéphane Gilbart

Opera Vlaanderen Antwerpen, le 7 mars 2019

Crédits photographiques : Annemie Augustijns

 

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