La terrifiante Tosca de Barrie Kosky à Amsterdam

par

Giacomo Puccini (1858-1924) : Tosca, opéra en trois actes. Malin Byström (Floria Tosca) ; Joshua Guerrero (Mario Cavaradossi) ; Gevorg Hakobyan (Le Baron Scarpia) ; Martijn Sanders (Cesare Angelotti) ; Federico De Michelis (Le Sacristain) ; Lucas Van Lierop (Spoletta) ; Maksym Nazarenko (Sciarrone) ; Alexander De Jong (Le gardien de prison) ; Chœurs du Dutch National Opera ; Netherlands Philharmonic Orchestra, direction Lorenzo Viotti. 2022. Notice et synopsis en anglais. Sous-titres en italien, en anglais, en français, en allemand, en néerlandais, en japonais et en coréen. 125.00. Un DVD Naxos 2. 110752. Aussi disponible en Blu Ray. 

Certaines productions sont destinées à demeurer longtemps dans la mémoire, parce qu’elles provoquent un choc, à la fois musical, visuel et émotionnel. C’est le cas pour cette Tosca amstellodamoise, dont la mise en scène est d’une implacable cruauté dans sa vérité tragique. Viennent s’y ajouter un brûlant plateau vocal, avec ses incontestables qualités dramatiques, et une prestation orchestrale de haut vol qui donnent au chef-d’œuvre de Puccini une place tout à fait à part dans la vidéographie. Rarement sans doute a-t-on assisté à une telle débauche de sadisme et de perversité, qu’il faut pouvoir assumer -oserons-nous dire jusqu’aux tripes ?-, tant elle relève parfois de l’insupportable. Pour cela, l’Australien Barrie Kosky (°1967) a opté pour un déroulement qui ne cesse de monter en puissance pour trouver, au second acte, son apogée dans le meurtre sauvage de Scarpia, une scène d’une violence et d’un réalisme exacerbés que l’on prend en pleine face. Mais tout est porté au paroxysme dans cette production aux exigences théâtrales élevées et à la concentration intense. C’est sans doute cela qui la rend si passionnante. 

La réussite passe aussi par un décor qui, dès l’amorce de l’Acte I, relève du dépouillement : le plateau est vide, dans une dominante grise, avant que ne surgisse d’une trappe l’opposant politique Cesare Angelotti qui s’est échappé de prison et cherche un refuge. Peu d’accessoires vont ensuite agrémenter le plateau : un chevalet avec des accessoires et des toiles du peintre Cavaradossi, et un bouquet de fleurs multicolores pour symboliser le culte à la Madone ; Floria Tosca, dont la superbe robe bleue apportera un élément de lumière, y ajoutera son hommage. Les interventions du sacristain, la nécessaire mise en sécurité du fugitif assumée par le peintre et les risques qu’elle entraîne, la jalousie de Tosca devant le portrait de la jolie Marquise Attavanti, se déroulent comme les prémices d’une inéluctable tragédie qui s’est mise en marche. L’économie de moyens crée une tension déjà perceptible, que la présence d’un groupe d’enfants joyeux, brève et fugace clarté avant l’amorce de l’horreur, vient à peine diminuer. L’entrée de Scarpia et de ses sbires, en sombres costumes modernes, véritable milice avec révolvers dont on perçoit tout de suite les capacités sanguinaires, donne froid dans le dos. On comprend d'office que la terreur va régner jusqu'au bout. Le Te Deum qui suit est un moment de gigantisme. Le fond de scène s’ouvre pour faire place à une fresque colorée : démesurée, elle envahit tout l’espace, avec des corps peints et enchevêtrés, mais les visages encastrés sont humains ! Un effet visuel inouï, qui annonce l’enfer qui va suivre. Devant cette débauche picturale, Scarpia dévoile toute la noirceur de sa personnalité. Il finit par s’effondrer, en transes, devant cette écrasante immensité. Une fin saisissante, qui fait deviner que les séquences qui vont suivre vont prendre le chemin de la cruauté et de la férocité. 

L’Acte II confirme très vite cette prémonition. Le décor baigne toujours dans des tons gris et sombres que la robe rouge de Tosca et le sang généreusement versé seront seuls capables d’égayer. On est surpris de prime abord par le lieu : une cuisine moderne complète, avec imposante table de travail, chaises hautes, frigo mural et porte-bouteilles enchâssé. Un luxe de froideur qui se complète, en sous-sol, par une salle de torture que l’on ne voit pas, dont l’accès est dissimulé par une trappe qui va s’ouvrir ou se fermer selon la nécessité. Scarpia découpe pour son repas des tranches de saumon qu’il s’apprête à déguster avec volupté, la même qu’il mettra plus tard à faire déposer devant Tosca les doigts arrachés et sanguinolents de son amant. Les trois quarts d’heure de cet Acte II vont se dérouler dans un climat de violence qui ne cessera d’augmenter, au point d’en devenir parfois insoutenable, tant la brutalité est omniprésente : le tabassage de Cavaradossi avant ses cris de souffrance, le tourment moral infligé à Tosca, le cynisme démentiel de Scarpia, la vision complaisante des mutilations… Lorsque Tosca et Scarpia se retrouvent seuls, tentative de viol réaliste à l’appui, le marché est conclu pour un simulacre d’exécution monstrueusement orchestré par le sadique baron. La violence va trouver son apogée dans le meurtre de ce dernier. Toute la conception de Barrie Kosky apparaît alors dans une lumineuse cohérence : dans un accès de rage vengeresse et dévastatrice, Tosca va littéralement massacrer Scarpia, avec un couteau semblable à celui qui a servi au découpage initial et délicat du saumon. La scène est cruelle, le sang gicle, Tosca s’acharne et sa main ne tremble pas. Confronté à ce carnage, le spectateur assimile, entre sidération et approbation du geste, la vérité de la production qui donne à la tragédie toute sa part d’intense déchaînement. 

On retrouve à l’Acte III un plateau dépouillé qui tournera sur lui-même pour permettre le passage de la prison de Cavaradossi à un escalier de fer à paliers successifs, où les hommes armés s’installeront pour fusiller le condamné. Après les images sadiques auxquelles il a été confronté à l’Acte II, le spectateur accueille presque comme un havre de paix provisoire l’air E lucevan le stelle d’un Cavaradossi ensanglanté et mutilé, puis la déclaration d’amour mutuel des deux amants. La suite va se dérouler très vite. Vêtue d’un costume de voyage sombre, la jeune femme se nourrit d’abord de ce qu’elle croit être sa victoire, avant de sombrer dans le désespoir face à la dernière torture que Scarpia lui inflige au-delà de sa mort, puis de se jeter dans le vide.

L’absolue réussite de ce spectacle, qui ose la visualisation de la tragédie dans ce qu’elle a de plus extrême, n’est pas due qu’à la seule mise en scène ; les costumes de Klaus Bruns et les lumières de Franck Evin y participent. De même que la prestation des chœurs et de l’orchestre, que conduit le chef suisse Lorenzo Viotti (°1990, fils de Marcello Viotti) avec une fougue généreuse, un sens des nuances et d’exigeants contrastes de couleurs, tout à fait en accord avec ce qui se déroule sur scène. Mais tout cela ne serait rien sans un plateau vocal qui relève de l’exceptionnel pour les deux principaux protagonistes qui s’affrontent. Belle et aristocratique, physique svelte, la Suédoise Malin Byström (°1973) est au sommet de son art dans une Tosca étincelante qu’elle chante superbement ; technicienne sans faille, elle s’investit d’un bout à l’autre dans l’amour brûlant, la douleur suprême, la violence vengeresse ou le mortel désespoir. Elle bénéficie par ailleurs d’un ardent tempérament de tragédienne qui ajoute à l’action une vérité théâtrale peu courante. Face à elle, le baryton arménien Gevorg Hakobyan (°1981) est, dans les moindres détails, un Scarpia d’un épouvantable cynisme, assumé jusqu’au bout de l’horreur et prêt à tout pour assouvir son désir. Sa voix est idéalement aussi noire que l’âme de son personnage. Ces deux artistes forment, dans la conception de Barrie Kosky, un anti-couple qui fascine jusque dans l’excès. Leur incarnation est si forte que, lorsque Tosca, éperdue, lance son célèbre Vissi d’arte, vissi d’amore, on accueille cet air sublime non plus comme un débordement de passion douloureuse, mais presque comme une respiration qui va servir de tremplin aux coups de couteau avec lequel elle va lacérer le corps de Scarpia. C’est inattendu, mais sidérant d’intelligence. 

Le ténor américain Joshua Guerrero (°1983) doit faire exister son Cavaradossi entre ces deux écrasantes présences. Après un départ que l’on qualifiera de prudent dans l’air Recondita armonia chanté avec probité, il prend de la dimension héroïque dans l’Acte II, avant de proposer le fameux E lucevan le stelle d’une façon tout aussi inhabituelle : l’air ne se nimbe pas de la brillante lumière de maints confrères, mais il est habité par une émotion très touchante. Comment pourrait-il en être autrement ? C’est tout à fait en connexion avec ce que l’on voit : Cavaradossi est en prison, chairs en lambeaux, mutilé et si proche de la mort. Une projection de la voix plus éloquente serait un non-sens. Cet artiste convainc de plus en plus au fil de l’action. Les autres protagonistes sont tous excellents dans leur rôle, qu’il s’agisse de Martijn Sanders en Angelotti sanguinolent, du sacristain Federico De Michelis, ou de Lucas van Lierop en Spoletta, exécuteur des basses besognes.

Cette Tosca, remarquablement filmée par François Roussillon du 3 au 6 mai 2022 au Dutch National Opera d’Amsterdam, fera sans doute frémir les âmes sensibles. Mais l’impact de cette production, conçue avec un vrai sens dramatique et servie par un plateau vocal qui s’adapte avec éclat à la tension permanente, est une expérience à ne pas rater et à vivre avec l’intensité dont elle déborde, quitte à ne pas en sortir intact.                 

Note globale : 10

Jean Lacroix

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