Markus Poschner, Bruckner en intégrale
L’excellent chef d’orchestre Markus Poschner est le maître d'œuvre d’un projet d’intégrale des symphonies de Bruckner au pupitre de l’Orchestre Bruckner de Linz et de celui radio symphonique ORF de Vienne. Cette somme éditée par le label Capriccio proposera toutes les versions des symphonies, soit 18 albums. Crescendo Magazine qui suit avec fidélité et intérêt ce travail a eu envie d’en savoir plus et a rencontré le maestro.
Que représente Bruckner pour vous ? Quelle place occupe-t-il, selon vous, dans l'histoire de la musique ?
Bruckner est sans aucun doute l'un des génies les plus importants du XIXe siècle, voire de tous les temps. Il a poussé tous les paramètres musicaux jusqu'à leurs limites et bien au-delà, en particulier la fonction du temps dans la musique. Toute sa vie, il a recherché la symphonie parfaite, archétype et image musicale d'un ordre mondial universel. Bruckner a créé des symphonies pour exprimer l'inimaginable. Il était le médiateur idéal entre la tradition et l'avant-garde et était très en avance sur son temps.
Qu'est-ce qui vous a poussé à relever le défi d'enregistrer toutes les versions des symphonies de Bruckner, ce qui représente une aventure de 18 albums ?
Dans notre édition, il ne s'agit pas seulement de l'exhaustivité de toutes les versions dans un seul coffret CD, mais surtout de la manière extraordinaire dont nous jouons sa musique. Aujourd'hui encore, un nombre incroyable de malentendus et d'idées reçues sont associés à la musique de Bruckner, notamment en ce qui concerne le tempo, le phrasé et l'équilibre sonore.
Comme auparavant, ses symphonies sont souvent jouées sur un mode pseudo-religieux écrasant. Le monde de Bruckner est tout simplement assimilé à celui de Richard Wagner. En réalité, il a créé son propre univers, une vision unique et intime du monde de la symphonie. Ses racines profondes dans le classicisme viennois et la musique folklorique de Haute-Autriche sont complètement oubliées. En fait, cette nouvelle approche d'une interprétation plus authentique a été notre principale motivation pour ce cycle symphonique exceptionnel.
Comment avez-vous réparti cet enregistrement entre l'orchestre Bruckner, dont vous êtes le directeur musical, et le RSO de Vienne ?
La répartition s'est faite au cours d'une phase de planification compliquée, il y a environ quatre ans. Il fallait tenir compte de tous les horaires, des activités de tournée, des conditions d'admission et de la disponibilité détaillée des salles respectives de Vienne et de Linz : un cauchemar. Mais bien sûr, je suis très heureux que nous ayons finalement trouvé une solution. Nous l'avons fait, tout simplement.
Comment se passe la collaboration avec Paul Hawkshaw, de l'Université de Yale, qui est le consultant pour ce projet ?
Avec Paul, nous avons commencé très tôt à déterminer les bonnes éditions, y compris les toutes nouvelles, à clarifier toutes les questions en suspens concernant les différentes sources et, surtout, à discuter de détails interprétatifs tels que les relations de tempo, les transitions, les corrections manuscrites de Bruckner et les nombreuses notes d'exécution, dont la plupart n'ont pas été imprimées. Ce fut une période de préparation extrêmement importante et intensive, ainsi qu'un billet passionnant vers de nouveaux aspects du cosmos de Bruckner.
Votre opinion personnelle sur certaines éditions des symphonies de Bruckner a-t-elle changé ?
Absolument. Je suis plus que jamais bouleversé et impressionné par ses premières idées avant-gardistes et par la puissance spécifique et archaïque de ses versions originales. C'est là que l'on peut le plus ressentir le vrai et authentique Bruckner, indépendamment de l'influence de son environnement immédiat, surtout après les profondes déceptions et les échecs de ses premières symphonies. Ce que l'on peut y entendre dépasse en fait toutes les attentes des auditeurs, hier comme aujourd'hui. Il n'est pas étonnant que son public ait toujours été complètement choqué et qu'il ait réagi de manière excessive et perturbée.
Dans le cas de la Symphonie n° 4, il y a une grande différence entre les éditions des partitions de 1876 et de 1888. Quels sont les défis pour le chef d'orchestre par rapport à ces différences ?
La Symphonie n°4 est probablement l'exemple le plus extrême de la métamorphose d'une symphonie de Bruckner. À l'exception de quelques thèmes, la version de 1888 a peu de choses en commun avec celle de 1876 ; deux mouvements ont même été entièrement recomposés. Il en résulte des tempi différents, une conception différente des relations et même une sonorité totalement différente, puisque l'instrumentation est entièrement nouvelle. La comparaison directe est particulièrement fascinante.
Récemment, le RSO de Vienne a été menacé de disparition par les autorités de la radio publique autrichienne ORF. Comment avez-vous vécu cette situation ?
C'est une étrange ironie du sort que le RSO soit confronté à cette situation fatale au moment du triomphe et du succès de nos enregistrements dans le monde classique international. Un processus embarrassant qui révèle une incroyable ignorance de la part des autorités de l'ORF. J'ai été stupéfait ! Il y a eu immédiatement un véritable tollé dans toute la scène musicale, afin qu'au moins le pire puisse être évité par la politique. Le RSO est un orchestre unique d'une qualité incroyable, chacun de nos enregistrements de Bruckner le prouve et, bien sûr, tous les autres enregistrements également. Il est absurde de se livrer à de tels jeux d'esprit aujourd'hui. J'aurais plutôt attendu le contraire : comment faire en sorte que cette qualité particulière du RSO connaisse plus de succès et soit encore plus présente sur la scène internationale ? Le RSO est un ambassadeur culturel indispensable de l'Autriche dans le monde.
Le site de Markus Poschner : https://markusposchner.de
Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot
Crédits photographiques : Foto Kerschi