Lueurs éclaire le chemin

par

Lueurs. Apolline Jesupret (1995-) ; Claude Ledoux (1960-) ; Jacques Brel (1929-1978). Musiques Nouvelles ; Ensemble Hopper ; Sonia Lardy, Apolline Jesupret. 54’08" – 2024 – Livret : français et anglais. Cypres. CYP4663. 

Efflorescence semble ménager un répit à la densité du discours qu’Apolline Jesupret (1995-) déploie dans Lueurs, la première monographie qui lui est consacrée (à 28 ans, c’est plutôt précoce -deux pièces sont des arrangements, pas des plus aisés) : ces six miniatures pour guitare, percussions, piano (et, ponctuellement, voix) sont le premier travail (au titre calculé et adéquat, un processus intime d’une personnalité d’apparence retenue mais à l’intériorité intense) de la jeune pianiste rejoignant en 2016 la classe de composition de Claude Ledoux ; chacune de ces floraisons décalque un sens et une façon d’imaginer la musique : Ancolie, une plante herbacée vivace aux fleurs bleues, blanches ou rouges et à l’étymologie aquavore, évoque eau et sirène ; les racines démultipliées de la Glycine sont rendues, après un départ qui cache son jeu, par une émergence de courtes lignes musicales qui se déplient ; dans Pivoine Apolline fait des pointes, pudique et virginale, et puis les coupe crûment au cutter ; Hibiscus parle d’éphémère ; et pour le rustique et toxique Hellébore, la guitare frémit et le piano pique.

« Dis Siri », « Alexa », « Ok Google »… « Ok Gaïa » (avec ses guillemets) est l’accroche de l’assistant vocal imaginaire que la compositrice convoque dans une pièce qui pourrait être à la musique ce que Les Temps Modernes est au cinéma : quand Chaplin use d’un humour grimaçant, Jesupret mécanise une atmosphère qui, dès son départ claquant, n’est ni neutre ni rassurante en une ascension menaçante et asservissante -elle y mêle des sons empruntés aux géants de la malbouffe et de la tech (le malvivre ?) : bien fait, ils ne se gênent pas pour nous enfermer dans des suites finies de 0 et de 1. A cette troublante partition s’ajoute l’impressionnante Et sous Mossoul, autre pièce majeure du disque (aux mains de l’Ensemble Hopper), basée sur le texte (traduit en allemand), à la noirceur soutenue, de Siham Djabbar et montrant, au travers de sa construction en arche (des ténèbres vers la lumière vers les ténèbres), le sous-sol creusé de galeries de Mossoul, deuxième ville d’Irak, lieu d’une cruelle bataille entre le pouvoir chiite et l’auto-proclamé califat sunnite : la musique est violente, féroce, d’une vigueur qui ne rompt pas -et si l’espoir est dans la lumière, il est aussi ténu qu’un intervalle dans une tranchée entre deux avalanches de roquettes. Entre ces deux œuvres orchestrales, intervient en 2019 Lueurs immergées, où Jesupret rejoue Jekyll et Hyde : la compositrice écrit pour son instrument comme pour un ensemble, la pianiste décrypte et cherche l’interprétation juste -celle qui parle à celui qui écoute ; si de brefs instants frôlent une certaine jazzitude, la pièce creuse une nouvelle face obscure et inquiétante- et on est heureux de la relégation de la psychanalyse en fac de philo, qui en aurait fait ses choux gras.

C’est un hommage qu’elle lui fait et il le lui rend bien, parlant de la musique de son élève comme « faite de vibrations et d’oscillations aux vitesses multiples comme des myriades » : A Butterfly’s Dream, de Ledoux, œuvre imposée de la finale du Concours Reine Elisabeth 2016, arrangé par Jésupret-la-soliste pour orchestre de chambre (Musiques Nouvelles), raconte cette expérience hypnagogique commune où l’on confond volontiers rêve et réalité, plus exactement celle de Tchouang Tseu émergeant d’un songe où il s’est vu papillon ; l’œuvre est un « équilibre subtil […] entre la force et la délicatesse, entre la rigueur et la liberté, entre l’expressivité et l’intériorité » (cette fois c’est l’élève qui qualifie le maître).

Un peu à part dans ce disque dont la diversité multiplie les émotions, l’étonnante Valse à mille temps prend le contrepied de l’accélération tourbillonnante du chant de Jacques Brel : ici c’est la musique qui s’emballe quand la voix fait face ; fait face à un monde en croissance aussi infinie qu’irréelle ; fait face à un anthropocentrisme qui trop incite à l’individu sans sens social -Apolline Jesupret ressent tout et n’a peur de rien.

Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8

Bernard Vincken

Chronique réalisée sur base de l'édition digitale.

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