Mari Kodama électrise les miniatures pour piano d’Anton Bruckner
Anton Bruckner (1824-1896) : Œuvres pour piano : Sonate pour piano en sol mineur : premier mouvement ; Stille Betrachtung an einem Herbstabend ; Fantaisie en sol majeur ; Thème et Variations n° 5 ; Andante en en mi bémol majeur ; Steiermärker, en sol majeur ; Erinnerung ; Quadrilles des Lanciers en do majeur, et une dizaine d’autres petites pièces. Mari Kodama, piano. 2024. Notice en anglais. 59’ 48’’. Pentatone PTC 5187 224.
L’intérêt porté à la musique pour piano de Bruckner n’a rien de comparable à celui que l’on accorde à ses magistrales symphonies et à sa musique religieuse. Ce domaine peu connu n’est pourtant pas négligé par le disque. Il a connu des gravures intéressantes depuis quelques années : Fumiko Shiraga (BIS, 2017), Ana-Marija Markovina (Hänssler, 2018), Francesco Pasqualotto (Brilliant, 2019), Christoph Eggner (Gramola, 2023) ont proposé des programmes variés, qui se recoupent ou se complètent, certains ayant leur part d’inédits. On y ajoutera des pages à quatre mains, auxquelles se sont attardés Wolfgang Brunner et Michael Schopper (CPO, 1995), Markovina en ayant inclus aussi dans son récital. En cette année du bicentenaire de la naissance du compositeur, la Japonaise Mari Kodama (°1967) signe un album enthousiaste, avec un choix de pièces qu’elle considère mésestimées. On lira, dans la notice, un texte chaleureux dans lequel elle évoque la diversité des genres abordés, que l’on découvre dans un enregistrement réalisé en studio, à Hilversum, en avril de cette année commémorative. Le programme qu’elle propose est aussi pittoresque et séduisant que révélateur de l’intimité brucknérienne.
En 1845, le natif d’Ansfelden, qui a été enfant de chœur à l’abbaye de Saint-Florian, y revient en qualité d’enseignant ; bientôt, il y sera nommé organiste. Vers 1850, le jeune musicien donne aussi des leçons privées à Aloisia Bogner, une adolescente de 16 ans qui est la fille de son propriétaire. Pour elle, il invente un bouquet d’airs populaires qui vont devenir de divertissants Quadrilles des Lanciers, à la manière des danses de Schubert, et dans une autre veine de son prédécesseur, le lied, un bref Steiermärker d’inspiration styrienne. C’est avec ces Quadrilles que Mari Kodama, née à Osaka, mais formée à Paris, clôture sa pétillante prestation. Il s’agit de l’œuvre la plus longue de l’’album (onze minutes). Car en dehors de deux autres partitions qui tournent autour des huit/neuf minutes, le récital se consacre à de petites pièces, des miniatures, dont une série dépasse de peu les soixante secondes : étude, valses, polka, étude chromatique, rondos ou mazurka jalonnent un parcours où l’on retrouve une facilité mélodique et des accents rustiques, voire des échos de Mendelssohn, comme dans un poétique Klavierstück, ou un superbe Stille Betrachtung an einem Herbstabend, dédié en 1863 à une autre élève, Emma Thaner. Cette « douceur de la contemplation d’un soir d’automne » s’inscrit dans la ligne des Lieder ohne Worte.
Au cours des décennies 1850/60, Bruckner, alors à Linz, étudie le contrepoint avec Simon Sechter (1788-1867), puis la composition et l’orchestration avec le chef de l’Opéra local, Otto Kitzler (1834-1914), qui lui fera connaître la musique de Wagner. Cette collaboration donne naissance à un carnet de notes musical, le Kitzler-Studienbuch, où l’on retrouve notamment un Quatuor en do mineur. Mais aussi le brouillon du premier mouvement (neuf minutes) d’une fastueuse Sonate en sol mineur (1862), qui n’est pas sans rappeler Beethoven. Un Thème et Variations (huit minutes) s’érigera de son côté dans l’optique des classiques viennois que sont Haydn et Mozart.
Éclectique, l’album propose encore un Erinnerung, qui semble être de 1868 et destiné à un autre élève, le pianiste tchèque August Stradal (1860-1930), qui étudiera aussi avec Liszt et Leschetizky, et transcrira pour le piano plusieurs symphonies de Bruckner. Stradal détectait dans cette pièce élégante une influence du Chopin des Nocturnes. Une fascinante Fantaisie en sol majeur (1868), dédiée à Alexandrine Soika (1859-1931), combinant le sentiment et la vivacité, et un émouvant Andante en mi bémol majeur complètent un panorama dans lequel Mari Kodama s’investit avec une générosité communicative.
Cette remarquable pianiste, dont de récents albums Mozart/Poulenc, Brahms/Schumann ou Beethoven (transcriptions) pour Pentatone, après une intégrale des concertos du maître de Bonn avec le Deutsche SO Berlin, dirigé par son mari Kent Nagano (Berlin Classics, 2019), ont montré l’étendue du talent, offre ici une sélection variée et créative d’une production considérée comme marginale, à laquelle elle donne des lettres de noblesse. L’audition de cet album, qui mérite sa place dans une discothèque brucknérienne, procure à chaque instant un vif plaisir, dont il ne faut pas se priver.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 8, 5 Interprétation : 10
Jean Lacroix