Nicholas Angelich dans un Prokofiev supérieurement maîtrisé, plus poétique qu’épique

par

Serge Prokofiev (1891-1953) : Sonate N° 8 ; Visions fugitives (intégrale) ; 4 extraits (Nᵒˢ̊ 2, 4, 6 et 9) de Roméo et Juliette (Suite Op. 10). Nicholas Angelich, piano. 2019. 82’55. Livret en anglais, en français et en allemand. 1 CD Erato 190295267667.

La Huitième Sonate est la dernière des trois que Prokofiev a composées entre 1939 et 1944 (appelées, de ce fait, « sonates de guerre »), publiées sous des numéros d’opus consécutifs (82, 83, 84), à la manière, consciente, d’une immense sonate en onze mouvements. Elle a été créée en 1944 par Emil Gilels qui en a réalisé trente ans plus tard un enregistrement avec lequel il est encore difficile, presque un demi-siècle après, d'éviter la comparaison... Nous y reviendrons. 

Dans le passionnant dossier sur la musique pour piano de Prokofiev que Crescendo-Magazine vous propose, il est question de « sonate schubertienne », ou encore de « sonate d’introspection » à propos de cette Huitième Sonate. C'est assurément ainsi que Nicholas Angelich la conçoit. Son interprétation est même à un tel niveau d’introspection que si l’auditeur refuse de se laisser emmener dans l’âme du pianiste, il risque de passer tout à fait à côté et rien moins que de s’ennuyer. Et ce serait vraiment dommage... Car Nicholas Angelich a des choses à nous dire. Des choses qui se murmurent plutôt qu’elles ne se déclament, et encore moins se crient ; or nous attendons souvent de Prokofiev un électrochoc. Nous nous attendons à être brutalisés, et sans doute il peut arriver, en effet, que cela nous secoue profitablement. Là, il n’en sera rien. Sauf à la toute fin (et c’est la plus longue de ses neuf sonates ; il faut donc attendre longtemps), le piano ne sera pas transformé en percussion, et encore moins en bruit, comme c’est souvent le cas dans l’interprétation de Prokofiev. Pas de violence, donc (ce qui n’empêche pas de tumultueuses tempêtes intérieures), mais de la douceur, du rêve, de l’élégance. Et pour le côté sombre, de la douleur, certes, mais plus résignée que révoltée. Quand il y a sarcasme, il laisse plus un goût amer que franchement acide.

Le risque, même sans aller jusqu'à l’ennui déjà évoqué, est de voir dans cette version une formidable prouesse technique, avec un piano supérieurement maîtrisé. On entend absolument tout (la prise de son y est bien entendu aussi pour beaucoup), et d’aucuns accuseront Nicholas Angelich de froideur. Il est possible aussi que cela dépende de l’état d’esprit de l’auditeur au moment de l’écoute...

Et la Huitième Sonate par Emil Gilels, donc ? Puisqu’il s’agit d’une référence incontournable, parlons-en. Mais nous ne le faisons que maintenant, volontairement. Il y est fascinant. Sa palette de sonorités est phénoménale. Sa douceur n’est jamais évanescente. Sa puissance n’est jamais dure. Il nous raconte son histoire bien à lui, qui n’est pas celle de Nicholas Angelich. Si l’on écoute le Russe en premier, la comparaison peut paraître cruelle. Il faut donc l’écouter après. Et commencer avec un tête à tête avec le Prokofiev de ce nouvel enregistrement, où l’on entrera comme dans une bulle hermétique à toute référence. L’histoire sera alors, elle aussi, unique.

Les Visions fugitives, ce sont vingt miniatures, d’à peine plus d’une minute chacune en moyenne, tout en subtilité, pleines de fantaisie, presque toutes dans une ambiance pensive, poétique, onirique, tels « des mondes pleins de jeux changeants et irisés » pour reprendre les mots du poète Constantin Balmont qui a inspiré Prokofiev. Là encore, il est impératif de suivre Nicholas Angelich dans ses états d’âme, sous peine de le trouver tiède et lisse et de n’admirer que la démonstration instrumentale. Mais que l’on se laisse porter, et alors... Quelle science des couleurs, des nuances, des résonnances, de la transparence... Et tout cela avec un sens poétique, voire une sorte d’innocence, très touchants. 

Le CD se termine avec quatre extraits (Scène, Juliette jeune fille, Montaigus et Capulets  -dit aussi Danse des Chevaliers- et Roméo et Juliette avant leur départ) sur les dix de la Suite pour piano Op. 75 tirée du ballet Roméo et Juliette. Avouons ici que le sens de la réserve de Nicholas Angelich peut induire une certaine frustration. La leçon pianistique est toujours aussi magistrale. Mais nous ne sommes plus ni dans l’introspection ni dans le rêve. La tragédie de Shakespeare, revisitée par Prokofiev pour des corps en chair, en sang et en os, paraît ici bien maîtrisée ; il y manque la passion, avec sa flamme, sa fièvre, sa folie, sa fureur... 

Nicholas Angelich nous propose ici une vision de Prokofiev qui apportera peut-être de l’eau au moulin de ceux qui ne voient en ce compositeur qu’un technicien, mais qui emportera l’adhésion de ceux qui sont sensibles, précisément, à la technique quand elle atteint un si haut niveau.

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9

Pierre Carrive

 

 

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