Le paradoxe d’un musicien au temps du confinement : rencontre avec Marco Guidarini

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Le chef d'orchestre Marco Guidarini est bien connu du public francophone pour avoir été le directeur musical de l'Orchestre philharmonique de Nice, mais aussi pour être l'invité régulier des maisons d'opéras. Il répond aux questions de Gabriele Slizyte

La dernière fois que nous nous sommes entretenus, vous étiez à Paris pour diriger l’opéra L'Échelle de soie (La Scala di seta) de Rossini (1812), une coproduction du Conservatoire National Supérieur de Musique et de danse de Paris et de la Philharmonie de Paris et vous décriviez l’opéra en utilisant la phrase tirée de Falstaff de Verdi : Tutto nel mondo è burla (Tout dans le monde n'est que plaisanterie). Au regard de ce que nous vivons maintenant, ces mots prennent une dimension beaucoup plus nuancée. Comment vivez-vous cette période, sachant que les trois représentations de L'Échelle de soie ont été annulées ? 

Vous savez, la perception du temps, au regard de nos activités d’être humain mais aussi d’artiste, n’est plus du tout la même. 

Je me suis retrouvé à Paris avec cet ouvrage -L'Échelle de soie de Rossini- ravissant et plein de joie, alors que le temps coulait d’une manière assez normale en France jusqu’à la première représentation publique. On a eu la chance de pouvoir organiser une retransmission sur internet qui est un témoignage de notre travail avec les jeunes artistes du Conservatoire de Paris. Mais pendant les dernières répétitions, je vivais à distance ce qui se passait dans mon pays. Je voyais cette tragédie s’y développer et j’avais la sensation que tout cela pouvait aussi se passer, d’une manière ou d’une autre, ici en France. Nous n’arrivions pas à mesurer l’ampleur de ce qui se passait en Italie. Et puis tout s’est rapidement répandu partout dans le monde avec des conséquences similaires. Et le soir-même du spectacle, le Président de la République française prenait pour les premières décisions fortes.

Je pense que L'Échelle de soie a été l’une des dernières représentations d’opéra à Paris avant la fermeture des théâtres. La situation était paradoxale et je me souviens que lors d’un raccord juste avant cette représentation publique, j’ai dit aux jeunes musiciens que ce qui se passait en Italie aurait pu arriver en France et même ailleurs. Et je leur disais : Regardez quel privilège nous avons d’être là ce soir. 

Cette situation nous fait réévaluer ce que signifie « être libre ». Quand nous étions libres, nous ne savions pas que nous l’étions à ce point-là. C’est presque métaphorique, au-delà du drame sanitaire que nous vivons en ce moment. J’ai une conscience très forte de la liberté d’expression. D’ailleurs, cette situation nous encourage à nous exprimer d’une manière différente et créative. Néanmoins, c’est parce que nous sommes dans cette situation de limitation que nous avons peut-être l’opportunité de nous rendre compte à quel point la liberté quotidienne est précieuse. 

Les répétitions de L'Échelle de soie ont débuté à la fin de janvier. Au même moment, vous dirigiez les deux opéras de Puccini : Suor Angelica/Gianni Schicchi à l’opéra de Ravenna. Comment avez-vous vécu le passage de l’activité intense à cet arrêt forcé ? Comment ce dernier mois a-t-il bousculé votre vie ? 

Oui, la production de Puccini a eu lieu juste avant L'Échelle de soie. Je la dirigeais à Lucca [Lucques], la ville de Puccini qui, chaque année, produit un certain nombre de titres pucciniens. Puis le théâtre de Toscane à Ravenna, qui est comme une confédération de plusieurs théâtres (Lucca, Livorno etc.), a repris la production. Les représentations, un peu comme dans le cas de L'Échelle de soie, se sont déroulées juste avant le début de la crise.
Je faisais des allers-retours entre l’Italie et Paris. Tout le monde parlait de l’épidémie comme d’un phénomène, mais on n’arrivait évidemment pas à mesurer son ampleur. 

Finalement, la situation est devenue dramatique. Je me suis retrouvé à Paris avec les vols internationaux suspendus. Le retour en Italie a été difficile. Après le voyage en train, le passage à la frontière italienne était difficile et lent. La manière de s’approcher, de se regarder, de se regarder dans le train était différente. Dès mon arrivée en Italie, j’ai dû m’imposer un confinement strict parce qu’avais beaucoup voyagé en Europe et que j’étais un sujet « à risque ». Heureusement, je n’ai pas de symptômes et je vais très bien. C’est le quotidien qui est différent : pour quelqu’un qui est, comme moi, habitué à passer d’une production à l’autre, la situation actuelle représente, comme pour tout le monde, un ralentissement énorme. En même temps, comme je vous le disais tout à l’heure, je pense que, comme artiste et comme citoyen, nous devons témoigner de notre manière créative de continuer notre existence.

En tant qu’artiste, nous sommes dans l’acte en soi : sur un plateau, dans la fosse d’orchestre, en musique de chambre ou en tant que soliste. Nous devons garder cette notion sur le plan spirituel et le penser comme un message aux autres pour pouvoir être encore plus forts (dans la mesure de possible, évidemment).  Je crois que nous portons les valeurs de la condition existentielle qui sont au cœur des réflexions en ce moment. Et pour nous, les artistes, il y aura un moment où nous devrons retrouver notre rôle. Ce sera encore plus essentiel après avoir traversé ce désert, ce grand silence. 

Vous êtes un musicien actif mais pas seulement. Vous avez écrit, en 2017, le livre Gulda en Viaggio verso Praga (Gulda en voyage pour Prague, éd. Il Melangolo). Considérez-vous ce confinement comme un moment privilégié pour écrire à nouveau ? 

Tout à fait. D’ailleurs je vais bientôt sortir un nouveau livre. Il n’est pas tout-à-fait terminé et je reprends le travail. Le livre s’intitule Opera Sofia et invite au voyage à l’intérieur de l’histoire de l’opéra, de sa naissance comme forme de spectacle à aujourd’hui. Il s’adresse à d’autres publics et à tous les gens qui ressentent de l’amour pour l’art. Le point de départ consistait à rapprocher l’histoire de l’opéra des autres disciplines comme la philosophie, l’histoire de l’art et la littérature. Il était prévu qu’il sorte plus tôt, mais en raison des circonstances actuelles, il sortira en automne.

Qu’advient-il de vos projets en cours ?

Vous imaginez bien que tout le calendrier est bouleversé. Il y avait des activités prévues en Pologne (Il Barbiere di Siviglia et Carmen au Teatr Wielki Poznań), des concerts à Milan et aussi en Espagne. Je pourrai peut-être reprendre au mois de juillet, avec Falstaff à l’Opéra de Bellas Artes de Mexico. Nous commençons les répétitions au mois de juin. C’est un théâtre magnifique où j’ai dirigé Macbeth il y a deux ou trois ans. Nous n’avons pas beaucoup d’informations en ce qui concerne l’Amérique latine. J’espère que d’ici l’été les choses seront calmées. Sinon, en septembre, je dois diriger Attila de Verdi en Italie (Teatro delle Muse, Ancona).

Vous menez une brillante carrière partout dans le monde sans oublier la France : vous avez été directeur musical de l’Opéra de Nice de 2001 à 2009, assistant de John Eliot Gardiner à l’Opéra de Lyon (Falstaff et Le Comte Ory) et vous avez fondé, avec Youra Nymoff-Simonetti, le Concours International de bel canto Vincenzo Bellini. La situation actuelle offre un moment de réflexion sur nos activités, nos envies. Comment voyez-vous la fin de ce confinement ? Comme un retour à la vie normale ou plutôt comme un nouveau tournant dans votre carrière ? 

Il y a une chose qui me tient beaucoup à cœur. Bien évidemment, j’espère pouvoir reprendre la vie artistique normale, mais je ne pense pas qu’il s’agira d’une simple normalité. Je ne pense pas qu’après une expérience de telle envergure, on puisse revenir à la vie « comme avant ». En Italie, les conditions des musiciens qui n’ont pas de contrats à durée indéterminée sont assez dramatique car nous n’avons pas de loi similaire à celle de l’État Français pour les intermittents du spectacle. Actuellement, au moment où la production s’arrête, ces artistes (pas seulement les musiciens) n’ont pas la possibilité d’être soutenus comme en France. Au-delà de mon activité artistique, je vais essayer d’aller dans le sens de la France. Sinon, nous risquons d’avoir une génération de jeunes artistes qui ne seront pas assurés. Je vais personnellement essayer de mener cette bataille pour que l’État italien puisse se doter de cette nouvelle législation. 

Propos recueillis par Gabriele Slizyte le 31 mars 2020

Crédits photographiques : Joseph Rabara

 

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