On purge bébé ! : le malicieux clin d’œil final de Philippe Boesmans
Philippe Boesmans (1936-2022) : On purge bébé !, opéra en un acte. Jean-Sébastien Bou (Bastien Follavoine), Jodie Devos (Julie Follavoine), Denzil Delaere (Aristide Chouilloux), Sophie Pondjiclis (Clémence Chouilloux), Jérôme Varnier (Horace Truchet), Tibor Ockenfels (Bébé-Toto), Martin da Silva Magalhães (l’enfant Toto) ; Orchestre symphonique de la Monnaie, direction Bassem Akiki. 2022. Notice et synopsis en français et en anglais. 80’00’’. Un CD Fuga Libera FUG 818.
La journée est importante pour le fabricant de porcelaine Bastien Follavoine : il va recevoir Aristide Chouilloux, un fonctionnaire qu’il veut convaincre d’acheter pour l’armée ses pots de chambre prétendus incassables. Mais un événement de taille va venir créer la perturbation : son fils Toto, qui a sept ans et que l’on appelle Bébé, est constipé et Julie, l’épouse de Bastien, voudrait que ce dernier l’aide à lui administrer un purgatif. Par malheur, les pots de chambre vont se révéler tout à fait cassables, Bébé va refuser de boire son purgatif, Chouilloux révélera ses propres difficultés intestinales, qui consistent en une entérite, et découvrira que son épouse Clémence et son ami Truchet, venus en visite, sont amants, ce qui entraînera une dispute. On laissera au mélomane le plaisir de s’amuser avec des péripéties au cours desquelles Chouilloux, puis Follavoine, seront amenés à prendre le purgatif avec les conséquences que l’on devine, alors que Bébé, véritable enfant-roi, pourra narguer les adultes en montrant le verre vide qu’il n’a pas consommé.
Cette très amusante comédie scatologique est un vaudeville en un acte de Georges Feydeau (1862-1921), l’auteur de La Dame de chez Maxim, Tailleur pour dames, La Puce à l’oreille, Occupe-toi d’Amélie et d’une série d’autres pièces cocasses qui ont toujours rencontré un franc succès. On purge bébé ! a été créé à Paris au Théâtre des Nouveautés le 12 avril 1910, une première bien accueillie, suivie de 85 représentations. C’est cette trame espiègle et drôle qu’a choisie Philippe Boesmans, comme il l’explique dans une note qui date de février 2022 : C’est peut-être mon dernier opéra, et je voulais terminer par une pièce comique. J’ai quand même fait des pièces tragiques, par exemple Julie, qu’on pousse au suicide… Alors je me dis : il faut finir par la légèreté totale, l’insouciance totale, et la méchanceté aussi, et le manque de poésie et de spirituel. On ne pourra pas dire : « Oh, c’est poétique », non, pas du tout. Tout est au premier degré. Boesmans n’a pas eu le temps d’achever son œuvre. Il est décédé le 12 avril suivant, la tâche de terminer l’avant-dernière scène et de composer l’ultime revenant à son ancien élève et ami Benoît Mernier, qui s’en chargera dans le même esprit. On purge bébé ! a été créé au Théâtre de la Monnaie en fin d’année 2022 ; c’est un enregistrement des soirées des 16 et 20 décembre que Fuga Libera rend disponible, en première mondiale. Stéphane Gilbart a présenté, le 19 décembre, dans les colonnes de Crescendo, son compte rendu du spectacle.
Une remarque s’impose : si la riche matière des farces de Feydeau a fait l’objet de l’une ou l’autre comédie musicale (par exemple Les Fiancés de Loches, une pièce de 1888 qui a été mise en musique et en scène par Henri Devolder en 2014 au Théâtre du Palais-Royal à Paris), de façon étonnante, elle n’a pas été, sauf erreur, à l’origine d’autres opéras. Il y a bien eu une version filmée par Marcel Bluwal en 1961 avec Jean Poiret, Michel Serrault et Jacqueline Maillan (un plateau de haute volée !), mais c’était du théâtre. Il faut donc saluer l’initiative de Philippe Boesmans pour un choix qui allie les comiques de situation, de répétition et caractère. Avec Richard Brunel, directeur de l’Opéra de Lyon, il a effectué des coupures dans le vaudeville de Feydeau pour construire un livret équilibré, le même Richard Brunel assurant la mise en scène à la Monnaie. Il faut préciser que ce dernier avait conçu un spectacle-montage en 2010 autour d’extraits de farces conjugales de Feydeau. C’est dire sa familiarité avec ce monde burlesque.
Tout est irrésistible, de bout en bout, et l’on se prend à rire franchement lorsque l’on entend Julie/Jodie Devos affirmer : On ne plaisante jamais avec la constipation, ou lorsque, de façon répétitive, Bébé ne cesse de s’opposer à ses parents en disant : J’veux pas me purger ! Comme Boesmans le précisait, tout est au premier degré, et l’on ne peut que s’esclaffer dès le début lorsqu’une discussion entre époux surgit autour de la façon d’écrire les îles Hébrides (« les Zébrides ? ») avec un rappel de l’ouverture mendelssohnienne ou, plus tard, lorsque les évocations de pots de chambre sont mises en parallèle, ô impertinence, avec le Graal wagnérien de Parsifal.
Sur le plan musical, une petite trentaine de musiciens sont menés par Bassem Akiki (°1983) avec l’humour dynamique et la finesse nécessaire pour une entreprise somme toute scabreuse au sein de laquelle le mot « merde » tient une place non équivoque. Mais on se régale avec une prosodie bien élaborée, des dialogues sans fard et une partition consonante. Cette folle journée réclame des voix engagées. On sait à quel point Jodie Devos sait diversifier ses rôles ; quant à ses talents de comédienne, ils ne sont plus à démontrer. Ici, elle est absolument délirante dans le rôle de Julie, mère quelque peu hystérique, que l’insupportable Bébé pourri gâté et manipulateur tourne en bourrique. Avec sa tessiture élevée et sa diction soignée, sa voix se laisse aller dans des suraigus qu’elle domine aisément. Elle est immensément drôle, mais aussi tyrannique envers son mari, et provocatrice dans ce milieu petit bourgeois et à courte vue où le mari est obsédé par ses pots de chambre. Ce mari, Sébastien Follavoine, est confié à l’impeccable Jean-Sébastien Bou, baryton théâtral à souhait, plongé dans le ridicule. Dans ce dernier domaine, le fonctionnaire qu’est Aristide Chouilloux n’est pas en reste, incarné par le ténor Denzil Delaere qui joue la carte de la naïveté, puis de la caricature, notamment lorsqu’il apprend qu’il est cocufié. Et puis, il y a cet infernal et manipulateur Bébé, un rôle parlé qui, sur scène, s’est vu dédoublé en adulte et en enfant. On aimerait pouvoir disposer d’un DVD pour se régaler visuellement de ces tribulations autour de la constipation. Un sujet sur lequel on ne plaisante pas, n’est-ce pas ?
Dans cette œuvre haute en couleurs, l’euphorie est au rendez-vous ; elle se prolonge par le plaisir musical et vocal. Philippe Boesmans est parti sur un malicieux éclat de rire. Dans la notice, Richard Brunel lui rend un amical et vibrant hommage.
Son : 9 Notice : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix