Raphaël Oleg et Frédéric Angleraux en parfaite harmonie dans Prokofiev, Honegger et Ysaÿe
Sergueï Prokofiev (1891-1953) : Sonate opus 56 ; Arthur Honegger (1892-1955) : Sonatine H. 29 ; Eugène Ysaÿe (1858-1931) : Sonate opus posthume ; Luciano Berio (1925-2003) : Aldo (non crédité). Raphaël Oleg et Frédéric Angleraux, violons. 1999. 60’17. Livret en français, en allemand et en anglais. 1 CD Schweizer Fonogram LC 91357
Cet album était déjà sorti en 2014, sous le titre « Tandem ». En voici une réédition remasterisée, et renommée « Double-je ou l’hommage à l‘Amitié ». Tout d'abord, celle entre les deux interprètes.
Raphaël Oleg, entré dès l’âge de douze ans au Conservatoire de Paris, devient six ans plus tard le plus jeune lauréat (3ème Prix) au Concours Long-Thibault. Dans la foulée, il réalise avec le pianiste Yves Rault un enregistrement des deux Sonates de Schumann très remarqué, à juste titre car il y montre une maturité, une musicalité et une sensibilité dignes des plus grands. Ces qualités, alliées à une formidable maîtrise technique, lui valent d’être, en 1986 (31 ans avant Alexandre Kantorow pour le piano), le premier Français à remporter le 1er Prix au Concours Tchaïkovski. Depuis, sans être aussi exposé médiatiquement que ce que pouvaient laisser penser ces précoces et brillants succès, il mène une riche carrière : concertos, musique de chambre, créations contemporaines, au violon, à l’alto, à la direction d’orchestre... Il est ce que l’on peut appeler un musicien accompli.
Un peu plus jeune, Frédéric Angleraux a eu le même maître que son aîné : Gérard Jarry. Il a été premier violon du Quatuor Johannes de sa création en 1997 jusqu'en 2006. Avec eux, il a enregistré un album, consacré à la seconde école de Vienne, très remarqué par la critique. Il a également gravé de fort belles Sonate et Suite sur des airs populaire grecs de Maurice Emmanuel, avec pour directeur artistique un certain Raphaël Oleg. Violon solo de plusieurs orchestres nationaux en France et en Suisse, c’est pour lui l’occasion de rapports privilégiés avec des grands chefs d'orchestre internationaux. Depuis quelques années, il se passionne pour la production d’enregistrements et la prise de son. Il est le co-fondateur du Label Schweizer Fonogramm, celui de ce CD (c’est d'ailleurs lui qui en a fait le remastering).
Un autre point commun entre ces deux violonistes est de jouer des instruments du même luthier : Jacques Fustier, célèbre luthier lyonnais malheureusement disparu en 2013, que la presse n’a pas hésité à surnommer « le Stradivari des temps modernes ». Il a non seulement fourni les instruments de cet enregistrement (il avait fabriqué spécialement pour lui celui que joue Raphaël Oleg depuis 1987), mais il en a aussi assuré la direction artistique. C’est un lien d'amitié de plus.
Ajoutons à cela que les deux violonistes jouent tous deux des archets de Denis Bergeron, que la prise de son a été réalisée par Raphaël Angleraux, le frère de Frédéric, et le décor, qu’il faut imaginer dans l’historique Abbaye de Fontevraud, sera planté.
Mais aussi amitié entre Eugène Ysaÿe et la Reine Elisabeth de Belgique (celle du fameux concours), violoniste amateur pour qui le compositeur conçut cette Sonate. Et encore amitié entre Arthur Honegger et Darius Milhaud, dédicataire de la Sonatine, qui la créèrent ensemble... de façon guère convaincante selon les réactions des auditeurs, à tel point qu’ils renoncèrent tous deux à jouer du violon en concert. Et enfin amitié entre Luciano Berio et Aldo Bennici, violoniste et altiste italien fidèle interprète du compositeur, qui a pensé à lui pour cette pièce précisément nommée Aldo (qui termine le CD mais n’est mentionnée que comme « surprise »).
Nulle préoccupation amicale, en revanche, lorsque Serge Prokofiev écrivit sa Sonate pour deux violons en ut majeur Op. 56 en 1932, mais la recherche d’un style basé sur la clarté et la concision. Raphaël Oleg et Frédéric Angleraux en donnent une lecture résolument lyrique et chaleureuse, prenant le temps de chanter, de s’écouter, de se laisser la parole. Ils savent être rugueux à l’occasion, mais il se dégage de leur interprétation une impression de pureté et de générosité très touchante. Et le niveau instrumental, notamment sur le plan de la justesse et de la mise en place, est remarquable.
Dans sa Sonatine pour deux violons H. 29, Arthur Honegger rend hommage au Groupe des Six. Elle doit ce nom autant à sa brièveté qu’à un caractère relativement léger, si on la compare aux sonates qui l’entourent en cette année 1920 (pour alto avant et pour violoncelle après), plus graves et plus austères. Les mêmes qualités du jeu de Raphaël Oleg et de Frédéric Angleraux la rendent d’autant plus accessible.
Quatre fois plus longue (à elle seule, elle fait plus de la moitié de la durée du CD), la Sonate pour deux violons en la mineur, Opus posthume d’Eugène Ysaÿe est une œuvre d’une difficulté redoutable, notamment sur le plan de la justesse. Elle est en effet souvent à quatre voix, c'est-à-dire que chaque violoniste joue en doubles-cordes, et le moindre écart de justesse nuit à l’harmonie, tout à fait tonale mais assez complexe. Pendant plus d’une demi-heure, les interprètes sont soumis à rude épreuve... Et il n’y a pas que la virtuosité. Il y a aussi une tension dramatique, une intensité expressive, qui ne laissent à personne, auditeur compris, le temps de souffler. Dans cette œuvre, sans doute la plus ambitieuse de tout le répertoire pour deux violons, Raphaël Oleg et Frédéric Angleraux atteignent un niveau d’entente et de fusion exceptionnel. L’expression s’impose : ils sont en harmonie. Et ce n’est pas seulement pour des raisons techniques.
Le CD se termine avec la « surprise », qui ne se dévoile qu’à condition d’aller sur le site de l’éditeur (ou dans les tags de la piste). Il s’agit du 24e des Duetti per due violini, 34 très courtes pièces écrites entre 1979 et 1983 par Luciano Berio, chacune ayant un dédicataire particulier. Une manière pour Raphaël Oleg et Frédéric Angleraux, en partant d’un thème simple et rêveur, plusieurs fois répété pendant trois minutes, de prendre congé en installant progressivement le silence.
Son : 9 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10
Pierre Carrive