Rencontre avec l'organiste Yarno Missiaen à l'occasion de son premier disque
À l’occasion de la parution de son tout premier disque, un remarquable album consacré à l’Orgelbüchlein, Yarno Missiaen a bien voulu échanger avec notre magazine. Né à Furnes en 2005, le jeune organiste belge nous explique comment il a abordé ce célèbre cycle de chorals de J.S. Bach, sur le tout récent instrument de la St. Catharinakerk de Wondelgem. Nous remercions Yarno Missiaen d’avoir aussi évoqué son parcours, ses inspirations, et ses projets.
Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs quelle formation musicale vous avez suivie ? Nonobstant la performance très sûre que vous manifestez dans votre CD, poursuivez-vous votre apprentissage ? Quels sont les aspects techniques et esthétiques que vous souhaitez approfondir ?
Pour commencer, tout musicien devrait être conscient du fait qu'on n'a jamais fini d'apprendre. Bien sûr, je suis encore très jeune et au début de ma carrière, mais je suis convaincu que je continuerai à apprendre tout au long de ma vie, parfois avec des périodes plus productives et parfois avec des périodes moins productives. En ce qui concerne le répertoire du CD « Das Orgelbüchlein », je puis dire que c'est l'un de mes anciens professeurs, Bart Jacobs, qui m'a le plus appris. J'ai joué beaucoup de Bach avec lui. Ce que j'ai découvert avec cette collection, ce n'est pas tant la difficulté technique, bien qu'il s'agisse certes d'un aspect majeur. Plus importante pour moi a été la prise de conscience de ce que l'on pourrait appeler la musique elle-même. Je ne vous dirai pas que je suis un expert du contexte de ce type de musique, mais j'ai fait de mon mieux pour extraire tout ce que je pensais être nécessaire pour l’aborder de la manière dont je l'ai fait. Ce que j'ai remarqué au cours de cet enregistrement, c'est que les compétences techniques sont bien mieux stimulées par l'engagement mental dans cette musique.
Quels sont les répertoires que vous étudiez, que vous jouez ? Lesquels préférez-vous ? Y en a-t-il que vous ne souhaitez pas aborder, ou que vous remettez à plus tard ? Comment structurez-vous vos récitals ? Quelle place y occupent les attentes du public, et vos goûts personnels ?
Le répertoire que je joue est très varié. Au début, j'ai surtout joué Bach. Mais à un moment donné de la vie, on découvre soudain qu'il y a tellement plus. Il y a tant de belle musique qui doit être entendue et jouée, y compris celle des compositeurs contemporains ! Je ne peux vraiment pas vous dire quelle est la musique que j'aime le plus. En ce moment, je m’exerce sur les intenses symphonies pour orgue de Widor. Mais je travaille aussi avec beaucoup de plaisir sur Bach, Guilmant, Liszt, Zipoli, Franck, Buxtehude, Alain, etc. Et oui, il y a un compositeur que je mets sur une liste d'attente. Et ce compositeur est Olivier Messiaen. C'est peut-être lié à l'origine de mon nom, mais je n'ai pas encore assez confiance en moi pour l’interpréter. Mais cela viendra !
Pour un premier disque, un musicien pourrait être tenté par une carte de visite sous forme d’anthologie de plusieurs compositeurs, mêlant plusieurs époques, et incluant quelques « tubes ». Comment avez-vous décidé de proposer l’Orgelbüchlein ? Y-a-t-il longtemps que vous connaissez ce recueil, que vous le jouez ? Est-ce lié à la notoriété de Bach, ou à la place qu’il tient dans votre estime ?
C'est là une histoire assez intéressante. J'ai pris des leçons de piano dès mon plus jeune âge. L'orgue vint beaucoup plus tard, et lorsque j'ai commencé, j'avais déjà joué beaucoup de Bach au piano. Das Orgelbüchlein doit être l'un des premiers recueils sérieux du répertoire pour orgue que j'ai découvert. Je me souviens encore très bien des mots à mon professeur après avoir travaillé certaines de ces pièces : « si je réalise un jour un CD de musique d'orgue, ce sera Das Orgelbüchlein ! ». J'ai donc gardé ces paroles en mémoire. En fait, j'avais déjà enregistré un grand nombre de chorals de l'Orgelbüchlein en 2021. La seule chose dont je me souvienne, c'est que je n'étais pas satisfait, ni de l'orgue, ni de mon jeu. Apparemment, je devais attendre le bon moment, et cette année m'a semblée propice. Bien sûr, comme je l'ai dit au début, on continue à apprendre. De même, je ne réécouterai plus mes propres enregistrements. C'est probablement une conséquence logique de ce que l'on pourrait appeler le « progrès ».
En tant qu’auditeur, quels chorals de l’Orgelbüchlein préférez-vous ? Cela tient-il du plaisir ou de l’admiration ? Pouvez-vous en quelques mots personnels faire partager votre engouement pour ces quelques chorals-là ? Parmi les 45 pièces, y en a-t-il qui vous rebutent ou qui vous posent problème à l’exécution ?
C'est une question difficile, d'autant plus que chaque choral est unique. Je peux vous en citer un certain nombre dont je trouve le récit et l'aspect rhétorique très intéressants et captivants. Par exemple, Durch Adams Fall ist ganz verderbt, qui est à mon avis l'une des pièces les plus rhétoriques et les plus liées au texte de tout l'Orgelbüchlein. Lorsque nous regardons la partie de basse, nous voyons immédiatement ce qui se passe. Un mouvement continu de l'aigu vers le grave. Une chute manifestée par une septième diminuée. D'un point de vue rhétorique, il s'agit d'un « Saltus Duriusculus ». Les quatre voix ont chacune leur propre caractère, dérivé des personnages du premier verset. Nous avons Dieu, Eve, le Serpent et Adam. C'est une pièce que j'aime uniquement pour sa narration. La musique elle-même n'est pas très intéressante tant que l'on ne comprend pas le sens qui la sous-tend. Une autre pièce l'est, et c'est peut-être la plus connue du recueil, et aussi la plus longue : O Mensch, bewein dein Sünde groß. Ce n'est pas vraiment ma préférée, mais je peux comprendre pourquoi elle est si appréciée du grand public. Un cantus firmus richement orné se déroule à travers de petits intervalles, qui montent et descendent continuellement, en courtes pulsations rythmiques, tout comme des pleurs.
Comment avez-vous préparé votre interprétation de l’œuvre ? En analysant vous-même les partitions, en vous référant à des études musicologiques ? En consultant des professeurs ou des confrères ?
J'ai chez moi un très intéressant ouvrage sur Das Orgelbüchlein, de l'analyste Kees van Houten : Van Taal Tot Klank. Dans ce livre, Kees décrit principalement ses idées sur les chorals ainsi que sur les choix de registration et les tempi. Ce livre est resté à mes côtés tout au long de l'enregistrement, en particulier parce que c'est le seul qui correspond en grande partie à mes propres vues sur cette musique. [Ndlr : An taal tot klank. Symbolen en achtergronden in de koraalbewerkingen van het Orgel-Büchlein van J.S. Bach, Boxtel, 1991].
En juillet 2022, j’ai pu entendre lors d’une même soirée tout l’Orgelbüchlein, sur le célèbre Schnitger de la Jacobikirche de Hambourg, mais rares sont les occasions d’écouter l’intégralité des BWV 599-644 en un seul concert. Heureusement, le disque est là : depuis les années 1950 (Edward Power Biggs, Helmut Walcha, Anton Heiller, Gaston Litaize…) et jusqu’aux récentes propositions de Jörg Halubek (à la Johanniskirche de Lunebourg), de Benjamin Alard (au Temple du foyer de l'âme de Paris), et Masaaki Suzuki (à Grauhof-Goslar), des dizaines d’enregistrements sont disponibles. Certains vous-ont-ils inspiré ? Que peut apporter la nouvelle génération de talents à la discographie ?
Il y a un enregistrement auquel je me réfère très souvent, celui de l'organiste allemand Wolfgang Zerer sur l'orgue Schnitger de l'église Martinikerk à Groningen aux Pays-Bas [Hänssler, mars 1999, Ndlr]. Bien sûr, il y a beaucoup d'autres enregistrements que j'ai appréciés, mais pour être honnête, j'ai entendu peu d'autres interprétations pendant la période de mon propre enregistrement. J'avais ma propre conception de ce que je voulais, et d'autres interprétations peuvent parfois la contredire. Pour répondre à votre dernière question, en effet, un très grand nombre d'enregistrements ont été réalisés pour tous les types de musique d'orgue. Mais cela ne veut pas dire qu'il y a quelque chose d’anormal. Je me vois plutôt comme un photographe. Un photographe d'une œuvre d'art. Je fais de mon mieux pour rendre mon image aussi belle que possible. Mais je suis conscient que je n'ai pas créé l'œuvre d'art, je la regarde et j'en propose ma propre version.
Vous avez enregistré à la St. Catharinakerk de Wondelgem. Est-ce un choix personnel ? Comment avez-vous eu connaissance de cet orgue tout récemment achevé en 2022 ? Quels sont ses atouts et ses éventuelles limites pour jouer Bach ?
Oui, là encore une fois, c'est une histoire intéressante. J'ai découvert l'instrument il y a un an, à l'occasion d'un concert à Gand. Le lendemain de mon concert, je suis allé visiter l'orgue avec un ami et si vous me demandez quelle a été ma première impression, je ne sais pas vraiment quoi dire. Je me souviens avoir été très surpris par la beauté de l'instrument, et plus tard, en jouant, le son m'a également étonné. L'une des premières choses que j'ai dites après avoir joué cet instrument fut qu'y enregistrer Das Orgelbüchlein serait très bien. Ce projet (ainsi que celui de l'orgue Contius à Louvain) comportait un risque majeur : le peu d'informations dont on dispose sur l'instrument original. Il faut savoir que l’orgue de Wondelgem est une réplique de l'historique Contius de l'église Saint Jacques en Lettonie [la cathédrale catholique de Riga, Ndlr]. Cependant, la certitude se limite au buffet. C'est la seule chose qui soit restée intacte. L'intérieur de l'orgue se fonde sur les techniques utilisées par Contius et d'autres contemporains. Peu d'instruments construits par Contius ont été conservés. Beaucoup ont été mutilés par l'évolution des mentalités concernant le jeu d'orgue et la « sonorité attendue » de l'époque au cours des siècles. Certains instruments ont été détruits par la violence de la guerre. Permettez-moi de citer une phrase très inspirante du facteur de cet instrument, Joris Potvlieghe : « Les graines plantées à Göteborg il y a une génération semblent maintenant fleurir avec plus de régularité, tout comme une page semble se tourner sur la façon dont les sons des orgues historiques sont perçus par ceux qui cherchent à les imiter ».
Aimeriez-vous enregistrer d’autres pièces de Bach ? Plus largement, avez-vous des projets discographiques ? Quelles sont vos ambitions d’interprète pour les prochaines années ? Dans quels concerts nos lecteurs pourraient-ils vous entendre dans les prochains mois ?
J'ai bien sûr d'autres projets, dont deux enregistrements aux Pays-Bas. Je prévois également un certain nombre de concerts dans les mois à venir, notamment à Rotterdam, Gand, Amsterdam, Londres, Maastricht, Knokke... Outre mes récitals en solo, j’envisage un certain nombre de concerts avec des chœurs, et quelques autres de musique de chambre. Mais n'oublions pas de pratiquer beaucoup de musique. Une musique qui, comme le veut le cliché, nous relie toujours.
A écouter :
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Orgelbüchlein, chorals BWV 599-644. Yarno Missiaen, orgue Potvlieghe de l’église Sainte-Catherine de Wondelgem. Et’Cetera KTC 1821
Propos recueillis par Christophe Steyne
Crédits photographiques : Erik Duinslaeger