Un émouvant hommage posthume à Frans Brüggen et à Louis Andriessen
Tales of song and sadness. Œuvres de Josquin des Prez (ca. 1455-1521), Thomas Preston (?-1559), Jacob van Eyck (1589/90-1657), Jean-Philippe Rameau (1683-1764) et Louis Andriessen (1939-2021). Frans Brüggen, flûte ; Sour Cream ; Cappella Amsterdam, direction Daniel Reuss ; Orchestre du XVIIIe siècle, direction Frans Brüggen et Daniel Reuss. 1965-2024. Notice en anglais et en néerlandais. 61’ 30’’. Pentatone PTC 5187 389.
Le souvenir du flûtiste et chef d’orchestre hollandais Frans Brüggen, décédé le 13 août 2014 à Amsterdam où il était né, est encore très vivace, en particulier dans le domaine de la musique baroque, dont il fut un atout majeur de la renaissance au XXe siècle. Formé aux conservatoires de sa ville natale et de La Haye, il mena une carrière de soliste avant de fonder en 1981, avec le musicologue, dramaturge et historien de l’art Sieuwert Verster (°1953), l’Orchestre du XVIIIe siècle, qui se spécialisa dans l’interprétation sur instruments anciens. Brüggen se lia d’amitié avec une autre figure importante de la musique hollandaise, le compositeur Louis Andriessen, issu d’une famille de musiciens. Originaire d’Utrecht, Andriessen se forma lui aussi au Conservatoire de La Haye, puis auprès de Luciano Berio à Milan et Berlin. À la fin de la décennie 1960, il se rebella, avec d’autres musiciens de son pays, dont Reinbert De Leeuw (1938-2020), pianiste, chef d’orchestre et compositeur, contre le conservatisme qui régnait alors en terre batave. Engagé socialement et politiquement, il devint vite l’un des phares du modernisme, passant par diverses phases d’inspiration : sérialisme et dodécaphonisme, postmodernisme et inspirations diverses, comme Bach, Ravel et Strawinsky, le jazz de Charlie Parker, le minimalisme de Steve Reich ou les médiévistes. Son abondant catalogue en témoigne.
La préférence de Frans Brüggen pour la musique baroque ne l’empêcha pas de jouer de la musique de son temps : au Concertgebouw d’Amsterdam, en 1964, ce fut Sweet, pour flûte avec intermède électronique de 80 secondes, page d’Andriessen que l’on retrouve sur le présent album, dans une gravure live de 1970, émanant d’une collection privée. Andriessen fut le seul compositeur vivant appelé à écrire pour l’Orchestre du XVIIIe siècle. Le présent album Pentatone se présente comme un hommage croisé à ces deux figures emblématiques de la musique hollandaise, auquel participent l’Orchestre du XVIIIe siècle et la Cappella Amsterdam, ensemble choral fondé en 1970 et dirigé depuis 1990 par Daniel Reuss (°1961), qui a collaboré avec Brüggen, notamment pour de remarquables gravures de Bach. Les enregistrements choisis s’étendent sur près de six décennies.
Josquin des Prez ouvre le programme, avec ses Nymphes des bois, une émouvante déploration sur la mort de Johannes Ockeghem, disparu en 1497. Ce lamento sur un texte de Jean Molinet (1435-1507), qui adapta en prose le Roman de la rose, est chanté par la Cappella Amsterdam en 2018, et symbolise avec justesse l’adieu aux deux figures ici saluées. L’absolue pureté de la flûte de Frans Brüggen en solo s’exprime ensuite dans les Quatre Figurations sur ‘Flow my tears’ de John Dowland de Jacob Van Eyck, qui, né aveugle, fut carillonneur de la cathédrale d’Utrecht ; cette gravure Teldec de 1965 se déroule dans une atmosphère heureuse. Dans Sweet d’Andriessen, déjà évoqué, le côté spectaculaire et virtuose de l’instrument s’accorde avec un climat à la fois mystérieux et spirituel, entre détente et tiraillements, l’épisode électronique venant ajouter sa touche d’étrangeté. Retour à la Renaissance avec la pièce rêveuse Upon la mi re de Thomas Preston, jouée pour Attacca en 1993 (dans « The Passion of Reason ») par le trio Sour Cream, qui, constitué par Frans Brüggen et ses élèves Kees Boeke (°1950) et Walter van Hauwe (°1948), s’occupa aussi de musique nouvelle. Quant au souvenir du chef d’orchestre Brüggen, il est rappelé par l’Entrée d’Abaris tirée de l’opéra Les Boréades, un live de 2012, enlevé avec finesse.
Au-delà de Sweet, on trouve d’Andriessen un extrait de son opéra George Sand pour 8 voix et 4 pianos (1980), sur un texte de Mia Meyer. C’est le bref Un beau baiser pour chœur mixte, au sein duquel détresse et caresse des cheveux se mêlent, enregistré à Leyde en février 2024 par la Cappella Amsterdam, de même que le tout aussi bref Ahania Weeping pour chœur, sur un texte à la sensualité intellectuelle de 1795 du poète anglais William Blake. L’Orchestre du XVIIIe siècle joue Remembering that Sarabande, miniature intime pour douze cordes, un live de 2020.
May, pour chœur et orchestre, hommage d’Andriessen à Frans Brüggen, est une commande de l’Orchestre du XVIIIe siècle. C’est la partition la plus ample de l’affiche : une vingtaine de minutes. On entend ici la version live donnée, avec la Cappella Amsterdam, au Tivoli d’Utrecht, en octobre 2022. Andriessen est décédé le 1er juillet de l’année précédente, après avoir été frappé par la maladie d’Alzheimer. Il avait eu juste le temps de terminer May en 2019, l’œuvre, au-delà de la dédicace à l’ami disparu, devenant son propre chant du cygne. La notice bien complète de Bas van Putten considère qu’il ne s’agit pas en soi d’un requiem, mais plutôt d’une sorte d’esquisse. On lira en détails dans ce texte les aspects de cette partition à vocation mémorielle, entre jeunesse et âge mûr, printemps et automne, les paroles étant extraites du poème éponyme de quatre mille vers du Néerlandais Herman Gorter, qui fut aussi militant communiste (1864-1927). L’instrumentation est classique : flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, cors et trompettes par deux, avec cordes et timbales. Andriessen y a ajouté des cloches tubulaires, un glockenspiel et un forte piano. L’œuvre est lumineuse, avec des accents entre contemplation et agitation, qui expriment une grande émotion lyrique, empreinte de tristesse, celle que le titre de l’album symbolise : Tales of song and sadness, derniers mots du texte de Gorter.
Cet hommage rendu à deux figures essentielles de la musique hollandaise est remarquable. Le choix des œuvres installe une continuité d’écoute cohérente, au-delà des époques évoquées dans le programme. Les interprétations sont toutes de haut niveau. On s’incline devant cette initiative réussie de mémoire artistique.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 9 Interprétation : 10
Jean Lacroix