Les Huguenots de Meyerbeer triomphent de l’asepsie calviniste

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Formidable énergie ! Telle est la première impression que l’on ressent à la fin de ces Huguenots tombés en désuétude après avoir  rencontré un succès monstre (26 février
1836). Reflet de ces bouillonnantes années 1830 où les artistes de toute l’Europe se
pressent dans le chaudron parisien.

Ainsi de Giacomo Meyerbeer né près de Berlin au moment de la première Terreur qui italianise son prénom en passant par l’Italie avant de rallier Paris. Admirateur éperdu de Mozart et de Rossini, il a assimilé Gluck, la tragédie classique française, s’inspire de Spontini et Auber. Synthèse et  basculement qui fusionnent pour donner « le Grand Opéra Français » illustré notamment par Robert le Diable (1831), les Huguenots (1836) puis le Prophète (1849) jusqu’à L’Africaine (1865). Charnière entre deux mondes, Meyerbeer annonce Bellini, Verdi, Wagner, Gounod, Massenet, Bizet et tant d’autres. Ses facultés d’absorption lui permettent aussi bien de recourir aux traits du bel canto -dans la lignée de Haendel ou Rossini- que de déployer ingénieusement de grandes masses chorales contrapuntiques. Poussant à l’extrême le jeu des contrastes, il convoque la puissance de feu germanique à l’appui d’une dynamique dramatique d’autant plus efficace qu’elle repose sur le talent d’Eugène Scribe.

Enfin, et surtout, cet amoureux de la voix humaine compose « sur mesure » afin, comme le revendiquait Mozart, de « faire honneur » aux qualités de tel ou tel chanteur. C’est, peut-être là ce qui touche le plus l’auditeur contemporain. Ainsi de la soprano Lisette Oropesa (cf. article Crescendo, Festival de Pesaro 2018) qui illustre avec autant de sensibilité, de charme que d’éclat, la « manière » belcantiste du compositeur. Future reine de France, le personnage de Marguerite de Valois, relève -dans les codes belcantistes- de la catégorie des divinités, telle Vénus. A ce titre, elle se voit confier des airs ornés, vocalises et cadences, toutes formes stylistiques qui révèlent l’instant mystérieux où le chant s’émancipe du mot et de la gravité terrestre. La soprano américaine met sa science de la « messa di voce » (prendre le son piano en le faisant croître et décroître sur le même souffle), trilles ou cadences au service de l’expressivité tandis que son endurance de marathonienne, son intelligence, la sympathie naturelle qu’elle inspire, lui valent un triomphe.

Son page, Urbain, personnage travesti typique lui aussi du belcantisme, est incarné avec opulence par Karine Deshayes. Quant à Valentine, sorte de Pamina romantique, c’est la soprano albanaise Ermonela Jaho qui lui prête ses beaux aigus planants sans que son jeu fiévreux ne compense l’absence de graves ; en outre, son émission très couverte ne permet guère d’ imaginer les qualités que l’on prête à la créatrice du rôle, Cornélie Falcon. Le rôle central de Raoul de Nangis, créé par Adolphe Nourrit qui fit réécrire l’acte IV et notamment le légendaire Grand Duo, reste vacant. Car Yosep Kang, le remplaçant du remplaçant, en dépit d’un timbre chaleureux, n’en a tout simplement ni l’agilité, les aigus, le style et le caractère. N’y-a-t-il pas là plus d’inconscience que de courage ? Ce Raoul, si peu crédible, affronte un rival, le comte de Nevers (Florian Sempey), assez trivial, plus puissant que nuancé. Le comte de Saint Bris, père orgueilleux et assassin dans la lignée d’un Don Diègue, préfigure les géniteurs criminels développés par Halévy puis Verdi. Paul Gay en fait un personnage hautain et glaçant à souhait tandis que Nicolas Testé (Marcel), serviteur fidèle, semble échappé d’un roman de Walter Scott. Contrepoids des états d’âme de son maître Raoul-Cid, écartelé entre amour et devoir, il assume bravement choral luthérien et jeu monolithique. Tous les rôles secondaires sont excellemment tenus. On n’en dira pas autant des chœurs hurleurs qui pourtant architecturent toute l’œuvre. Dépourvus de nuances et de moelleux, à l’exception du petit cantique de l’acte III, on leur concédera une certaine discipline. La direction du chef italien Michele Mariotti met en valeur l’originalité de l’orchestration et le potentiel dramatique, ralenti toutefois par les problèmes de coordination des effectifs et une mise en scène inepte. Ni laide (camaïeu de vermillon, grenat et pourpres violacés pour les catholiques, gris-noirs pour les protestants et vert pour Valentine -qui dira aux costumiers étrangers qu’en France, le vert est banni comme le violet en Italie, autant par superstition que parce qu’ils plombent le teint sur scène- ni contradictoire. Epurée «  à l’os », elle ignore superbement la définition même du Grand Opéra Français : une tragédie historique en cinq actes et un ballet. Le Ballet est passé à la trappe. L’Histoire ? Elle est ici propulsée arbitrairement en 2063 ! Grand ? L’espace scénique est morcelée en cages à poules, lignes abstraites, lumières crues et squelettes d’arbres. Français ? Chenonceau, le Pré aux Clercs, l’Hôtel de Nesle ont sombré dans le vide sidéral. Quant à La Saint Barthélemy, l’un des drames les plus atroces de l’histoire de France dont la re-présentation réactive le traumatisme sanglant de la Terreur, il est totalement aseptisé. Heureusement, enregistrements et précédentes réalisations (La Monnaie ou Metz notamment) ont au moins intégré cette dimension de réminiscence qui colore, qu’on le veuille ou non, tout l’Opéra Romantique. Finalement, il nous reste ici, frémissante, sonore et grave, la musique de Meyerbeer, ses inventions, son  orchestration (admirée notamment par Ravel) portée par l’engagement de tous les interprètes.

Bénédicte Palaux Simonnet

Opéra National de Paris, le 4 octobre 2018

Crédits photographiques : © Agathe Poupeney / ONP

 

 

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