Dossier Espagne (IV) : Manuel de Falla à la conquête de l'Absolu
Don Manuel Maria de Falla y Matheu, pour citer son patronyme complet, est sans conteste le compositeur espagnol le plus connu depuis l'Âge d'Or de ce pays au XVIe siècle, celui de Victoria et de Morales. Malgré les foudroyantes pages pianistiques d'Albeniz et de Granados, la belle musique de chambre de Turina, les confidences intimes de Mompou, ou les concertos de Rodrigo, l'oeuvre de Manuel de Falla continue à dominer fièrement la musique de la Péninsule. Et ce malgré un nombre très restreint d'ouvrages significatifs, soit dix au total, dont cinq seulement sont régulièrement joués. Quatre autres, plus secrets, puis l'ultime et inachevée Atlàntida, complètent un corpus de haute tenue. On est donc loin de la prolixité d'autres maîtres de notre siècle, tels Milhaud, Martinu ou Hindemith. Cette austérité quantitative a comme corollaire un resserrement de l'écriture, qui peut évoquer la figure de Paul Dukas, le grand ami de Falla lors de son séjour parisien (1907-1914). Comme lui, il ne se résignait qu'au chef-d'oeuvre.
Avec La Vida breve (1905, mais créé seulement en 1913 à Nice), immédiatement couronnée, Falla entame une carrière brillante. Cet opéra occupe, dans l'oeuvre de son auteur, la même place que celle du Château de Barbe-Bleue chez Bartók : unique ouvrage lyrique du compositeur, il signifie aussi un élan prodigieux, le premier pas d'un tout grand maître du siècle. Malgré les indéniables influences véristes, La Vida breve se hisse au rang universel par son sujet, simple et poignant, et surtout par l'apparition d'un style éminemment personnel, particulièrement dans l'Espagne d'alors, qui découvrait enfin une musique capable de rayonner au-delà de ses propres frontières. Une danseuse, Pastora Imperio, demanda à Falla une oeuvre de ce style nouveau, "gitano-andalou", que l'on venait de découvrir. Et ce fut L'Amour sorcier, ballet créé en 1915 à Madrid, puis repris avec grand succès à Paris le 22 mai 1925 (et passant de l'accompagnement original de onze instruments à la version orchestrale bien connue actuellement et créée en concert en 1916) avec la Argentina, grande danseuse de flamenco. Son numéro-phare, la "Danse rituelle du feu", fut repris d'innombrables façons, particulièrement par Arthur Rubinstein. En cette même année 1915 eut lieu la création des Sept chansons populaires espagnoles. Destiné à devenir un des plus grands succès de Falla, ce cycle de mélodies dérivé du "cante jondo" (chant populaire andalou) exalte l'identité ibérique mâtinée d'influences arabisantes : avec ces trois chefs-d’oeuvre, l'Espagne musicale était née ! La poétique nocturne, trait commun avec Bartók déjà cité, et si présente dans ces précédents ouvrages, allait se trouver sublimée dans les Nuits dans les jardins d'Espagne, fruit de son contact avec la France de Debussy et de Ravel. Héritières manifestes de la Symphonie cévenole de d'Indy, ces "Impressions symphoniques pour piano et orchestre", créées en 1916 et dédiées à Ricardo Vines, sont une des plus belles pièces "d'atmosphère" de la musique moderne, et restent à juste titre un pilier de répertoire. Rarement, en effet, l’impressionnisme musical donna un tel chef-d'oeuvre de sensibilité : doucement, Grenade et Cordoue, et avec elles toutes les villes de beauté de l'Espagne éternelle, déroulent, amoureusement, leurs parfums enchanteurs...
Paris, qui par le génie de Diaghilev interposé, découvrait les plus grands instincts musicaux, dut céder à Londres la création de qui restera probablement le plus parfait chef-d'oeuvre de Falla, son ballet Le Tricorne, donné au Théâtre Alhambra le 22 juillet 1919 : les Ballets russes, Ansermet, Massine, Karsavina, Picasso, tous étaient de la fête... Ce Tricorne rejoint l'universalité de par sa spécificité espagnole même, ainsi que le faisaient, pour la Russie, les ouvrages similaires de Stravinski ou de Prokofiev en ce temps béni des dieux. Il participe de cette époque prodigieuse où les chefs-d’oeuvre naissaient comme Athéna du cerveau de Zeus : prêts. Et il mêle la voix ibérique au concert des nations. Notons ici qu'une première version de ce chef-d'oeuvre, intitulée El Corregidor y la Molinera, fut donnée à Madrid dès le 7 avril 1917.
Aux côtés de ces pages définitivement fameuses, Manuel de Falla composa encore quatre oeuvres plus secrètes mais qui n'en sont pas moins superbes. Les Quatre pièces espagnoles pour piano, tout d'abord (1908), certes influencées par Albeniz, mais dont les deux derniers morceaux, "Montanesa" et "Andaluza" contiennent des moments de poésie pure annonçant les sommets à venir... Beaucoup plus ambitieuse, la Fantaisie bétique (Fantasia Baetica, de l'appellation romaine de l'Andalousie) de 1919, dédiée à Arthur Rubinstein, est l'équivalent, au piano seul, du Tricorne: une sublimation géniale du matériau folklorique digne (à nouveau) de Bartók. L'éblouissement ressenti à l'audition du Tricorne se retrouve, décanté, dans l'oeuvre que Manuel de Falla écrivit quelques années plus tard, créée le 25 juin 1923 dans les salons de la Princesse Edmond de Polignac : Les Tréteaux de Maître Pierre. Ni opéra, ni oratorio, mais "pantomime pour théâtre de marionnettes", l'ouvrage est souvent considéré comme le chef-d'oeuvre absolu du musicien espagnol. Chef-d'oeuvre plus ardu sans doute, mais atteignant le coeur de cette Espagne méconnue, mélange unique de comique, de tendresse et de mysticisme, anticipant le cycle Don Quichotte à Dulcinée de Ravel écrit dix ans plus tard. D'une originalité confondante, les Tréteaux rejoignent aisément Stravinski ou Milhaud, et appartiennent désormais au Panthéon des plus hautes oeuvres du début du XXe siècle, par leur nouveauté absolue.
C'est peut-être le moment de souligner cette filiation française qui sous-tend une grande partie de l'oeuvre de Falla, des Nuits à ces Tréteaux. Dès 1909, il composait Trois mélodies sur des poèmes de Théophile Gautier et, en 1924, une Psyché pour soprano, flûte, harpe, violon, alto et violoncelle (poème de Georges Jean Aubry), sans oublier la suite pour orchestre Homenajes, reprenant entre autres l'émouvant Tombeau de Paul Dukas de 1935 écrit pour piano seul, en commande de la "Revue Musicale", suite créée à Buenos-Aires en 1939, d'autant plus qu'elle rend hommage également à deux autres maîtres aimés, Pedrell et Debussy.
Et c'est par le...Trujamán (personnage-narrateur clé des Tréteaux) que nous atteignons la dernière oeuvre achevée, commandée par la grande Wanda Landowska, claveciniste dans ces Tréteaux : le Concerto pour clavecin, qu'elle donna en première audition le 5 novembre 1926. Point extrême de ses recherches de timbres, ce Concerto pour clavecin et cinq instruments ressort bien évidemment de la musique de chambre et non de la musique concertante telle qu'entendue généralement. Ce... sextuor, que Falla mit trois ans à composer, marque une fin de non-retour dans son parcours. Page ardue, elle sublime le monde des oeuvres précédentes et offre la quintessence de la pensée d'un homme qui se dépouille de plus en plus, et veut atteindre sa propre perfection.
Absolu que constamment il poursuit : depuis 1927, il était fasciné par le grand poème épique de l'écrivain catalan Verdaguer, Atlàntida. Ayant fuit la guerre civile, et reclus en Argentine, Falla consacra ses dernières années créatives à la composition de cette vaste "cantate scénique" qu'il ne put malheureusement achever, et qui le fut par son élève Ernesto Halffter à la demande de l'éditeur Ricordi. Qu'en penser ? Aboutissement sublime d'une pensée ou retour à un langage plus conventionnel, les opinions sont partagées. Élu au fauteuil d'Elgar à l'Institut de France, Falla retournait-il à la convention la plus classique ? Il est difficile de répondre à cette question. La composition de cette oeuvre grandiose accompagna Falla de longues années et fut pour lui d'une grande et importante signification, tant musicale que spirituelle. Hercule, Christophe Colomb et l'Atlantide symbolisaient l'Espagne chrétienne et sacrée, qu'il vénérait de toutes ses forces et à laquelle il voulut dédier ce testament. Il est cependant permis de penser que le Tricorne ou les Tréteaux de Maître Pierre l'ont mieux vivifiée, malgré des pages admirables tels les airs de Pyrene (son dernier manuscrit, daté du printemps 1946) ou d'Isabelle, ou certains choeurs mystiques. Rappelons enfin qu'Ernesto Halffter acheva cette partition en deux fois, une première créée au Liceo de Barcelone en 1961, puis à La Scala de Milan l’année suivante, et une seconde à Lucerne en 1976, "définitive" (?).
L'Espagne, depuis toujours, a fasciné le monde musical, de par ses rythmes bien sûr, mais aussi par sa mélodie particulière, par son âme surtout. Dès Glinka et Rimski-Korsakov, sans vouloir remonter jusqu'à Boccherini, elle envoûta la musique dite savante. Chabrier, Debussy et Ravel, par leurs España, Iberia et Rhapsodie espagnole (sans oublier Bizet, Massenet, Lalo ou Laparra) la firent vivre, imaginaire et superbe.
Mais il fut donné à un Espagnol authentique, Manuel de Falla, d'exprimer véritablement le génie de son pays, ce que ne pouvaient, malgré leur talent, Glinka, Bizet ou Debussy. Il est intéressant, cependant, de noter ici que Falla lui-même inspira Debussy en lui envoyant une carte postale représentant La Puerta del Vino de Grenade, que Debussy "illustra" en un superbe Prélude de son Second Livre. Ce Debussy dont Falla célébra le génie intuitif éclatant de Soirée dans Grenade : extraordinaire chassé-croisé de deux génies...
Décantant l'art de son peuple, Falla a été à l'Espagne ce que furent pour leurs patries respectives Janacek, Bartók ou Enescu : le révélateur moderne. Phare de ces années-lumières, Stravinski l'influença sans doute, ainsi que Debussy, son dieu. Mais par-delà ces personnages encombrants, don Manuel parvint non seulement à créer son originalité, mais surtout à affirmer haut et clair le droit à la vie de l'Espagne musicale. Et, transcendant son origine, Falla donna au monde, par ses Nuits, Le Tricorne ou ses Tréteaux, des chefs d'oeuvres éternels.
"Deus sanctificatus illuxit super terra" (dernier vers d'Atlàntida)
Rédaction : Bruno Peeters. Coordination Bernadette Beyne.
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