Rencontres

Les rencontres, les interviews des acteurs de la vie musicale.

Michael Jarrell, compositeur 

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Le compositeur suisse Michael Jarrell assure la présidence du Concours de composition de Bâle qui se déroule du 4 au 7 mars. Dédié à la mémoire du mécène et musicien Paul Sacher, ce concours, au jury prestigieux, a la particularité de ne pas imposer de limite d’âge aux candidats. Crescendo Magazine rencontre le compositeur alors que paraît également un superbe album monographique avec trois de ses partitions interprétées par l’Orchestre National des Pays de la Loire sous la direction de Pascal Rophé.

Vous êtes président du jury du Concours de composition de Bâle, qu’est-ce qui vous a motivé à accepter cette fonction ? 

C’est très simple, en 2017, pour la première édition du concours, j’ai été invité aux côtés d’autres compositeurs dont Oliver Knussen à être membre du jury sous la présidence de Wolfgang Rihm. Malheureusement, tous deux, pour des raisons de santé, ont dû annuler leur participation. C’est alors que WR m’a demandé de reprendre la présidence, ce que j’ai accepté, entre autres, par amitié.

Ce concours est un hommage à la figure de Paul Sacher, mécène et musicien bâlois qui a marqué le XXe siècle. En quoi la figure de Paul Sacher est-elle une inspiration et un modèle pour notre époque ? 

Paul Sacher et sa femme ont toujours soutenu la création, que ce soit en musique ou dans les arts visuels. C’était pour eux une évidence. En ce sens, ils sont une source d’inspiration et un modèle pour notre époque qui a énormément besoin de beauté et d’empathie.

Dans ce concours, il n’y a pas de limite d’âge. Le jeunisme est-il incompatible avec l’art de la composition ? 

Ne pas fixer de limite d’âge est une des particularités de ce concours. L’idée d’une compétition de composition est évidemment de soutenir les jeunes talents, de découvrir et faire connaître de nouvelles personnalités et de donner à ces compositeurs la possibilité d’entendre ce qu’ils ont écrit. 

L’âge n’est pourtant pas toujours un critère pertinent : si quelqu’un aborde l’écriture musicale à un âge déjà avancé, il est possible de le considérer comme un jeune compositeur. Par ailleurs, dans l’histoire de l’art, il existe des exemples de personnalités marquantes qui ont été découvertes sur le tard.

Laurence Equilbey à propos du Freischütz

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On ne présente plus la cheffe d'orchestre Laurence Equilbey devenue depuis plusieurs années une figure incontournable et médiatique de la musique classique. Au pupitre de son orchestre, cette entrepreneuse de la musique nous propose un nouvel enregistrement dédié au Freischütz de Carl Maria von Weber.

Pourquoi avez-vous initié ce projet Freischütz  ? 

J’aime beaucoup l’époque où a été composé cet opéra. Bon nombre de compositeurs cherchent alors à faire évoluer le langage, l’harmonie, la couleur, la dynamique, le traitement des instruments. Ils explorent de nouvelles formes qui puissent aboutir à de grandes scènes "durchkomponiert", c’est-à-dire conçues d’un seul tenant, comme celle de la "Gorge aux Loups" dans Le Freischütz. Dans les années 1810-1820, des musiciens comme Weber, Schubert et Beethoven manifestent le besoin d’une énergie nouvelle, l’envie de faire éclore une symbiose entre théâtre, sentiment et musique. L’abstraction des symphonies de Haydn est de moins en moins de saison. Pour ma part, j’apprécie les nouveautés, celles qui font avancer le cours de la musique. De ce point de vue, Le Freischütz est matriciel et inaugure le genre de l’opéra romantique allemand.

C’est une œuvre très populaire dans les pays germaniques mais qui reste assez marginale dans les pays francophones, à l'exception de son illustre "ouverture". Qu’est-ce qui vous a poussé à diriger cette partition et à en enregistrer des extraits ? 

Pour quiconque est touché par la musique du début du XIXe siècle, le Freischütz est un passage obligé et représente beaucoup. Plus qu’un chef-d’oeuvre, c’est un acte fondateur : il s’agit d’un des premiers, si ce n’est du premier grand opéra romantique allemand. En France, Berlioz l’a défendu bec et ongles (il l’a traduit et arrangé) autant qu’il s’en est inspiré pour inventer une nouvelle palette orchestrale ; quant à Wagner, il a déclaré en 1873 à son épouse Cosima : « Si je n’avais pas été ému par les oeuvres de Weber, je crois que je ne serais jamais devenu musicien ! ». C’est dire l’importance de cet opéra. Les deux derniers enregistrements qui ont fait date, celui de Carlos Kleiber et celui de Nikolaus Harnoncourt plus récemment, sont exceptionnels, joués avec des orchestres modernes. Parallèlement, la discographie avec instruments d’époque est quasi inexistante. Très étonnamment, alors même que cet opéra a été le point d’ouverture de grandes innovations musicales, les orchestres sur instruments d’époque s’en sont encore très peu emparés. C’est la raison qui nous a motivés à y travailler à notre tour.

L'organiste Léon Berben à propos de Matthias Weckmann

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Ce n’est pas l’anniversaire de Matthias Weckmann (c1616-1674) mais son œuvre d’orgue est à la fête dans le double album que lui a consacré Léon Berben chez Aeolus, au point que nous avons salué cette splendide réussite par un Joker Absolu. Pour l’occasion, le grand interprète néerlandais a bien voulu répondre à nos questions : comment conçoit-il le compositeur, l’originalité de son œuvre, comment l’a-t-il abordée, quelles difficultés soulève-t-elle…

Comment situez-vous Weckmann parmi les grands compositeurs allemands pour clavier avant Bach ? Si vous deviez retenir un trait ou deux de son génie, quels seraient-ils ? Pour nos lecteurs qui souhaiteraient découvrir cette musique, pourriez-vous en résumer l’intérêt, les attraits ?

Tout d'abord, merci beaucoup pour l'invitation à cette interview. Weckmann présente dans sa musique un large éventail stylistique allant du strict contrepoint et de la gravité à des éléments plus virtuoses, plus concertants et plus « charmants » - non seulement dans sa musique pour clavier (orgue, clavecin ou clavicorde) mais aussi dans sa musique instrumentale. Il y a donc beaucoup à découvrir. Il est intéressant d'entendre des éléments italiens dans ses toccatas et canzonas, c'est l'influence de J. J. Froberger. Sa musique n'est jamais ennuyeuse ou banale, mais toujours raffinée, et surtout dans ses Variations de choral, Weckmann est clairement reconnaissable. C'est l'un des principaux compositeurs, il réunit différents styles dans un langage très personnel. La classification « avant Bach, Bach et après Bach » suggérée dans la question est peut-être un peu trompeuse. Des compositeurs comme Frescobaldi, Sweelinck, Weckmann et Buxtehude ne sont pas moins ou plus importants que J. S. Bach. Ils ont tous leur influence et leur importance dans l'histoire de la musique. Et qu'aurait été Bach s'il n'y avait pas eu un compositeur comme Sweelinck ?

Quelles qualités sont primordialement requises pour interpréter ce compositeur, comparé à d’autres contemporains. Y-a-t-il des pièges à éviter ? Avez-vous rencontré de particulières difficultés (de compréhension, d’exécution) face aux partitions ?

Le principal objectif à atteindre est, à mon avis, que l'enregistrement témoigne d'une urgence inconditionnelle, de manière à présenter la musique d'une manière qui lui donne une touche très personnelle, mais aussi une sorte de nécessité d'enregistrer ou de jouer cette musique à un moment donné aujourd'hui - et une nécessité de l'écouter. Il ne suffit pas d'interpréter les notes, mais il faut regarder derrière et entre elles. Qu'est-ce qu'un compositeur aurait pu vouloir dire en écrivant cette pièce, puisqu'il aurait pu composer autre chose. Il faut arriver à raconter une histoire intéressante et à maintenir la tension, peut-être que l'auditeur n'est pas d'accord, mais il est quand même séduit d'écouter. Il peut se révéler difficile de maintenir la tension dans les cycles plus longs et les variations, comme par exemple le versus 4 de O lux beata trinitas et le 6 de Es ist das Heil uns kommen her : il est possible ici de s'aider en pensant comme un metteur en scène : comment réussir à rassembler les éléments d'une longue pièce pour créer une unité qui ne perde jamais la tension.

Sophie Rosa et Ian Buckle, un duo et une redécouverte : Hélène de Montgeroult

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La violoniste Sophie Rosa et le pianiste Ian Buckle nous proposent la première au disque de la sonate d’Hélène de Montgeroult, compositrice française oubliée. Cette partition est mise en regard avec des oeuvres contemporaines de Viotti, Mendelssohn et Weber pour cet album Rubicon. Crescendo Magazine, qui aime particulièrement ce qui sort des sentiers battus, vous propose une rencontre avec ces deux interprètes. 

Votre nouvel enregistrement présente des œuvres de Viotti, Weber, Mendelssohn et Montgeroult. La grande découverte de votre disque est le premier enregistrement au monde de la Sonate d'Hélène de Montgeroult. Que pouvez-vous dire de cette compositrice ? Comment pouvez-vous définir son style ? Quelle est sa place dans l'histoire de la musique ? 

Montgeroult était à Paris à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle et, à son époque, elle était très appréciée en tant que pianiste, professeur et compositrice. Sa contribution la plus influente en tant que compositrice est un livre de 114 Etudes de piano publié en 1816 dans le cadre de sa méthode d'enseignement, le Cours complet pour l'enseignement du forte-piano. 

Dans ce volume, elle a considérablement influencé le cours du piano et de la composition pianistique à l'époque romantique, en anthologisant et, dans de nombreux cas, en inventant un grand nombre d'idiomes, de gestes et de figures qui seront associés aux compositeurs romantiques ultérieurs. Elle était convaincue que le piano était capable d'un jeu soutenu et expressif, même sur les instruments pionniers de l'époque ; et elle est une figure centrale dans l'orientation des tendances de la composition pour piano vers un style bel canto. En résumé, sa mission, comme l'indique la préface du Cours complet, était de "faire chanter le piano". 

Comment avez-vous redécouvert cette compositrice ? 

Je joue les études de piano de Montgeroult en concert depuis de nombreuses années et je les utilise également lorsque je travaille avec mes étudiants car elles offrent un équilibre parfait entre les défis techniques et musicaux. Après avoir regardé ce qu'elle avait écrit d'autre, j'ai été surpris et ravi de voir que l'une de ses neuf sonates pour piano propose un accompagnement optionnel au violon. J'ai donc demandé à Sophie si elle voulait bien la jouer avec moi. Nous l'avons vraiment appréciée et nous avons pensé que nous pourrions essayer.

Piotr Anderszewski, itinéraire Bach 

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Le pianiste  Piotr Anderszewski revient à Bach, un compositeur qui l’accompagne au disque depuis ses débuts fracassants. Ce nouvel album est une promenade toute personnelle à travers le livre n°2 du Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach. Un album à écouter. 

Cet album est, sauf erreur, le quatrième que vous consacrez à Bach, avec rien moins que le Livre II du Clavier bien tempéré. Pourquoi le choix de ce cycle ? Et pas les Variations Goldberg ou autre cycle majeur ?

J'ai toujours eu des difficultés à aborder les Goldberg. J'espère que cela changera un jour. Depuis mon enfance, je suis familier du Clavier bien tempéré, notamment avec le 2e livre. J'ai senti qu'il était temps d'en faire "quelque chose" et d'essayer de partager avec les auditeurs ma fascination pour cette musique extraordinaire.

Pour cet album, vous avez choisi de jouer une sélection de 12 Préludes et Fugues dans l’ordre de votre choix. Pourquoi cette sélection ? Pourquoi ces Préludes et Fugues et pas un autre.

J'ai commencé par choisir ceux qui me parlaient le plus. Puis j'ai essayé de suggérer une sorte "cycle" dans lequel les pièces dialoguent entre elles.

Vous expliquez que l'ordre interprétatif que vous avez choisi crée un “sens du drame”. On dit souvent que la musique de Bach est très rigoureuse, très construite. Mais n’est-elle pas foncièrement narrative ? Bach est d'ailleurs  un compositeur qui se prête bien à la chorégraphie...

En effet, c'est une musique rigoureuse, souvent sévère. Il n'empêche qu'elle est pleine d'un lyrisme puissant. Je ne sais pas si la musique de Bach se prête à la chorégraphie au sens strict du terme, mais elle raconte une histoire. Son humanité rend  sa rigueur, son architecture, d'autant plus émouvantes.

Clare Hammond, musiques en variations

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Dans le flot ininterrompu des parutions que Crescendo reçoit chaque semaine, certains albums se distinguent d’emblée par leur concept éditorial. C’est ainsi que l’album Variations de la pianiste Clare Hammond captive d’emblée par le panel de compositeurs mis à l’honneur : Szymanowski, Lachenmann, Birtwistle, Adams, Copland, Hindemith, Gubaidulina. 

Votre nouvel album se nomme Variations. Le précédent, Études, proposait des œuvres de multiples compositeurs. Est-ce que cette approche par thème est importante pour vous ? 

Je n’ai pas "voulu" réaliser un deuxième album structuré de la même façon que Études, mais le format est né naturellement du matériau. Je ne crois pas qu’un thème strict soit essentiel pour élaborer un programme d’enregistrement mais, dans ce cas-ci, c’était la solution la plus simple et la plus logique.

Le programme de l'album sort complètement des sentiers battus et s’affranchit des frontières géographiques. Vous proposez des œuvres de Szymanowski, Lachenmann, Birtwistle, Adams, Copland, Hindemith, Gubaidulina. Comment avez-vous choisi ces compositeurs et cette compositrice ?

Les deux premières œuvres que j’ai découvertes étaient les Variations de Szymanowski et la Chaconne de Gubaidulina. J’étais frappée par les deux approches tout à fait différentes que ces deux compositeurs ont eu d’une même forme. Les Variations de Szymanowski sont romantiques, pleines de passion ; elles coulent comme une série de tableaux, un peu comme les Tableaux d’une Exposition de Moussorgski. Dans la Chaconne, Gubaidulina utilise le même principe -la répétition d’un thème court- dans un sens dramatique. Une sensation profonde d’accumulation et de stratifications émerge dans l'œuvre, même pendant les passages plus méditatifs. La pièce ne dure que neuf minutes, mais la montée en puissance est monolithique.

Après ces deux pièces, j’ai décidé d’explorer d’autres variations de compositeurs des XXe et XXIe siècles. J’ai découvert une palette étonnante d’approches : la douleur tendre d’Hindemith, les textures extraordinairement imaginatives de Birtwistle ou la conviction intransigeante de Copland. Ce programme est le plus exigeant que j'aie jamais enregistré, à cause de cette diversité. J’ai appris énormément sur l’instrument et sur l’expression.

Tomer Lev, explorateur musical 

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Le pianiste Tomer Lev fait l’évènement avec un album consacré au collectif Tombeau de Claude Debussy, qui met à l’honneur toute une série de compositeurs qui rendaient un brillant hommage musical au grand homme. Pour cet enregistrement Naxos, Tomer Lev associe ses collègues de la prestigieuse  Buchmann-Mehta School of Music de l'université Tel-Aviv pour une parution qui fera date.

Comment est née l'idée de ce projet Le Tombeau de Claude Debussy qui, par son concept et les artistes qu'il nécessite, sort des sentiers battus ?

Tout a commencé il y a 27 ans, bien avant que la plupart d'entre nous ne rêvent d'Internet... J'étais un jeune doctorant à New York et, par une curiosité sans fin, j'ai commencé à parcourir les riches archives de la "Grosse Pomme" pour chercher des pièces  rares du répertoire pour mon instrument, le piano. 

À l'époque, "fouiller" signifiait devenir un véritable détective et chasser à mains nues, parcourir sans cesse des couloirs poussiéreux et déserts pour fouiller sur d'innombrables étagères... C'était toute une aventure, presque comme un voyage spirituel.

Au cours de ces recherches, j'ai été surpris de trouver un certain nombre d'oeuvres communes, écrites par plusieurs compositeurs et commandées pour des occasions spéciales. Ce "coin" relativement rare du répertoire m'a intrigué, car j'ai trouvé que ces compositions collectives étaient des miroirs fascinants des périodes et des lieux où elles ont été composées. Cela a ensuite fait partie de ma recherche doctorale officielle et j'ai même inclus certaines de ces pièces dans mes récitals de doctorat.

En 1993, j'ai trouvé à la New York Public Library le numéro de décembre 1920 de la revue parisienne La Revue musicale, consacré à la mémoire de Claude Debussy. En annexe de ce numéro, il y avait une petite partition délavée du Tombeau de Claude Debussy. A mon grand étonnement, j'avais sous les yeux une composition spécialement commandée à Ravel, Stravinsky, Bartók, Satie, Falla, Dukas et d'autres. C'était immensément excitant pour moi d'étudier cette partition et, peu après, j'ai interprété les huit pièces pour piano de l'anthologie lors de mon récital de fin d'études. Ce récital a été suivi d'une représentation, toujours au piano, pour la Radio suisse un an plus tard.

Esther Yoo, violoniste 

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Esther Yoo- Zen Trio
Photo: Marco Borggreve

Le public se souvient de la violoniste Esther Yoo pour son quatrième prix au Concours Reine Elisabeth 2012. Âgée seulement de 17 ans, la jeune musicienne qui habite en Belgique depuis l’âge de 6 ans, avait marqué l’auditoire par une interprétation subtile de Concerto pour violon de Beethoven. Depuis, la musicienne n’a cessé de s’affirmer autant en récital, qu’en concerto ou en musique de chambre. C’est en membre du Trio Z.E.N, fondé avec ses compères  la pianiste  Zhang Zuo et le violoncelliste Narek Hakhnazaryan, qu'elle fait l’actualité à l’occasion de la sortie du deuxième album du trio. 

La première question porte sur le nom du trio. Le nom Z.E.N. prend les initiales des trois musiciens de l'ensemble, mais j'ai lu sur le site web du trio que c'est aussi une philosophie d'approche de la musique de chambre. Alors comment la musique de chambre peut-elle être "Z.E.N." ?

Le nom du trio est avant tout un acronyme coïncidant avec les prénoms de nos membres. Cependant, c'est aussi une approche philosophique de la façon dont nous mettons de côté nos mentalités et nos carrières de solistes indépendants pour un moment et nous réunissons en une seule unité dans le format du trio avec piano pour atteindre l'harmonie en musique. Bien que nous soyons tous des solistes actifs, la musique de chambre est essentielle pour nous tous et nous sommes toujours impatients de partager ces expériences musicales plus intimes entre nous et avec notre public.

Votre nouvel album pour DG s'appelle "Burning Through The Cold". Pouvez-vous nous expliquer la signification de ce titre ?

"Burning Through The Cold" est une représentation du type de répertoire et d'expérience musicale que l'on peut trouver dans l'album. C'est un clin d'œil aux événements historiques très importants que la sélection de morceaux dépeint (par exemple, le Trio n°2 avec piano de Chostakovitch révèle tant de choses sur les expériences du compositeur pendant la Seconde Guerre mondiale).  

Les détails de l'histoire peuvent changer avec le temps, mais il y a des choses du passé qui se répètent aujourd'hui. Bien sûr, lorsque nous avons enregistré l'album, nous n'avions aucune idée de ce qu'apporterait 2020 mais, avec le recul, il existe des liens communs entre les craintes de Chostakovitch et ce que tant de personnes ont vécu pendant la pandémie actuelle. Nous avons choisi le titre "Burning through the Cold" pour montrer comment ce genre de musique résonne encore si fortement aujourd'hui et comment nous avons la force et la persévérance nécessaires pour surmonter les difficultés.

Ronald Brautigam, pianiste de perspectives

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Le pianiste néerlandais Ronald Brautigam est l’un des musiciens les plus considérables de notre temps. Au piano ou au pianoforte, il a gravé des intégrales des oeuvres de Haydn, Mozart, Beethoven qui sont des références incontournables tant pour leurs qualités musicales que pour les perspectives ouvertes par ses interprétations. Alors que son fidèle label Bis réédite en coffret son intégrale des concertos pour piano de Mozart, ce musicien qui fourmille de projets, répond à nos questions.

Le label Bis réédite votre intégrale des concertos de Mozart avec la Kölner Akademie et le chef d'orchestre Michael Alexander Willens dans un généreux coffret. Cet ensemble a été enregistré sur plusieurs années. Quels regards portez-vous aujourd'hui sur cette intégrale ? 

Comme pour tous les enregistrements, ce sont des réflexions sur la façon dont je jouais au moment de l'enregistrement. Il s'écoule généralement au moins un an entre l'enregistrement et la sortie d'un album, et vos réflexions sur la musique ne cessent d'évoluer et de changer. Ce n’est peut-être pas immédiatement perceptible pour les auditeurs dans leur ensemble, mais pour moi, je  réécoute ces enregistrements plus anciens avec un certain sens de “trépidation”. C'est particulièrement vrai pour un ensemble complet qui a été enregistré sur plusieurs années.  Mais là encore, un enregistrement n'est qu'un moment figé dans le temps, jamais une interprétation parfaite. Artur Schnabel a mis le doigt sur le problème lorsqu'il a dit "Je ne suis attiré que par la musique qui peut être améliorée à chaque interprétation”

L'enregistrement de l'intégrale des concertos pour piano est-il un défi pour un pianiste ? 

Enregistrer avec un orchestre est beaucoup plus difficile que d'enregistrer en solo. Comme le résultat final dépend de nombreux musiciens, on ne sait jamais quelle prise sera finalement utilisée et donc il est indispensable d'être super-concentré tout le temps. Lorsque j'enregistre seul, deux ou trois prises sont nécessaires mais avec un orchestre, il faut évidemment beaucoup plus de prises pour s'assurer que chaque partie est bien couverte. Comme nous enregistrions habituellement un disque à la fois, nous avions suffisamment de temps pour préparer correctement le répertoire. Bien sûr, se plonger dans les tout premiers concertos a été toute une belle aventure, d'autant plus qu'ils ont réellement été pensés par Mozart pour un clavecin. C’est un instrument que je ne peux jouer avec ma formation de pianiste moderne.

Ludovic Morlot, inspirations Pierre Boulez 

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Ludovic Morlot sera au pupitre de l’Orchestre de Paris pour un concert dans le cadre de la Biennale Pierre Boulez et diffusé en streaming sur le net. Le chef d’orchestre dirigera un programme Debussy, Ravel et Boulez avec en tête d’affiche l’iconique Soleil des Eaux sur des poèmes de René Char. Alors que Pierre Boulez nous a quittés il y a cinq ans, Ludovic Morlot revient sur cette personnalité incontournable dont les idées et les inspirations restent des sources de réflexions et des catalyseurs de créativité . 

Pierre Boulez était une personnalité protéiforme : compositeur, chef d’orchestre, professeur, vulgarisateur, organisateur, penseur…. Que retenez-vous de lui ? 

C’est difficile de résumer tout ce qu’il nous laisse. Tout d’abord, je regrette de ne pas l’avoir connu comme je l’aurais aimé. Je l’ai croisé en backstage, mais je n’ai jamais eu de longues conversations avec lui. J'aurais souhaité le connaître plus tôt dans ma vie et avoir une relation d’élève/professeur avec lui. Ce que je retiens de lui, c’est son immense connaissance, sa culture sans frontières et la force de sa pensée. Il est une personnalité merveilleuse qui réalise l’union entre les grands compositeurs comme Stravinsky, Messiaen, Schönberg, Berg, Webern et ma génération. Tous ces compositeurs ont formé mon intérêt pour la musique orchestrale. 

Je ne suis pas amoureux de tout ce qu’il a composé. Ses partitions tardives comme Sur Incises ou Dérive 2 me séduisent particulièrement, mais je me suis replongé avec plaisir dans ses partitions de jeunesse comme le Visage Nuptial ou le Soleil des Eaux. Comme beaucoup de musiques composées dans les années 1950/1960, ces partitions sonnent de manière plus simple qu’elles sont écrites ! Plus j’étudie ces œuvres, plus j’y trouve des couleurs romantiques. Certes, Pierre Boulez détestait tout retour en arrière et on connaît son jugement sévère sur l’évolution néo-classique d’un Stravinski par exemple, mais derrière la complexité évidente de ces partitions, il y a pourtant un aspect romantique. 

Pour conclure, Pierre Boulez est une source d’inspiration pour sa curiosité et sa soif de connaissance. 

Comme ses camarades Stockhausen ou Berio, Boulez incarne la modernité avec un grand “M”, une volonté de faire table rase et de commencer un nouveau chapitre de l’Histoire de la musique. Cette modernité est-elle pour vous essentielle ?  

Ce qui est intéressant avec Boulez, Stockhausen et leurs condisciples, c’est qu’ils sont nés dans les années 1920 mais tirent un trait complet sur l’héritage de cette période. Leurs carrières de compositeurs commencent après la Seconde Guerre mondiale : une page blanche avec une nouvelle fraîcheur et donc ils incarnent une parfaite modernité. Certes Boulez était un ambassadeur exceptionnel des modernités du début du XXe siècle, mais ses partitions comme les Notations ou le Sonate n°3 sont marquées par un complet renouveau. Je suis d’avis que chaque époque a besoin d’artistes qui procèdent dans un état d’esprit de modernité, parfois plus pour créer un appétit que pour le produit final. Pensons à Stravinsky, il a essayé d’écrire de la musique sérielle, pas tant pour le produit en tant que tel que pour l’ouverture d'esprit que cela générait !