Dossier Anton Bruckner (1/3) : Bruckner d'aujourd'hui ?

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Arnold Schönberg et ses deux grands disciples Alban Berg et Anton Webern se sont toujours expressément réclamés de la filiation de la grande tradition viennoise, dont Webern citait les noms glorieux : Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Brahms, Wolf, Mahler. Le nom de Bruckner manque, la Seconde Ecole Viennoise n'en parle jamais. Se pourrait-il qu'il ne fasse pas partie de cette lignée ?...

Le grand musicologue allemand Heinz-Klaus Metzger, éminent exégète des Viennois, me confiait un jour avoir été longtemps imperméable à Bruckner, mais y avoir été initié par un enthousiaste : Edgard Varèse. Rejeté par les Viennois, revendiqué avec feu par l'outsider franco-américain Varèse, se pourrait-il que Bruckner soit lui aussi un marginal, c'est-à-dire un créateur à contre-courant ?...

Wilhelm Furtwängler, interprète insurpassé du maître de Saint Florian (dont il avait audacieusement inclus la Neuvième dans son tout premier concert, dirigé à moins de vingt ans !) écrivit un jour que Bruckner n'était nullement un romantique, mais un mystique gothique égaré par erreur au dix-neuvième siècle. "Unzeitgemäss", le mot allemand, malaisé à traduire, signifie "non conforme à l'esprit du temps". De son vivant, on l'appliqua à Mahler, alors méconnu, pour l'opposer à son rival plus heureux Richard Strauss. Mahler se consolait comme il pouvait avec son fameux Meine Zeit wird kommen ("mon temps viendra"). Après un grand demi-siècle d'attente, la postérité lui a donné raison avec éclat, il n'est point de compositeur plus populaire aujourd'hui, pas même Beethoven. Mais Bruckner ? Lui aussi devait d'une certaine manière faire confiance à l'avenir puisque, tout en acceptant sans trop sourciller les remaniements et les coupures infligés à ses Symphonies par des disciples trop zélés, il en confiait les manuscrits originaux à la Bibliothèque Nationale de Vienne, en précisant : "ils valent pour les temps futurs". 

Que de mal on éprouve aujourd'hui encore à préciser la place exacte de Bruckner dans l'histoire de la musique, sauf qu'il apparaît de manière de plus en plus évidente que cette place est l'une des toutes premières ! Son grand rival heureux dans la vie musicale viennoise de l'époque, Johannes Brahms, proclamait que les "boas constrictors symphoniques" de Bruckner n'étaient qu'une imposture qui serait vouée à l'oubli au bout de peu d'années, que leur auteur n'était qu'un "pauvre simple d'esprit que les curés de Saint Florian avaient sur la conscience", et sans doute le croyait-il vraiment. Moyennant quoi, pour citer une belle image d'un de mes confrères anglais, les Symphonies de Bruckner ont poursuivi leur lente et inexorable progression avec la puissance d'un glacier alpestre. Et ceci s'applique aussi bien à leur destinée historique qu'au déroulement même de leur musique. 

Les tenants...

Les tenants de Bruckner ne sont pas difficiles à définir : lui, du moins, se sentait l'héritier des grands Viennois, tant dans sa musique sacrée que dans ses Symphonies. La filiation beethovénienne est claire, celle de la Neuvième surtout, dont le début mystérieux hante ceux de ses Symphonies en ré mineur à lui, la Troisième et la Neuvième, et dont le rythme aux saccades cyclopéennes du thème initial se retrouve, tel quel, dans le premier thème de sa Huitième. Richard Wagner, le premier, proclama que Bruckner était "le plus grand symphoniste depuis Beethoven", ce qui nous paraît aujourd'hui (aujourd'hui seulement !), l'évidence même. Ce à quoi l'intéressé répliquait humblement qu'à côté de Beethoven, il ne se sentait "qu'un tout petit chien"... La filiation schubertienne est plus nette encore, les deux compositeurs sont aussi intimement autrichiens l'un que l'autre. Sur le plan de la conception même de la Symphonie, de sa structure, de son esprit, mais aussi sur le plan du langage mélodico-harmonique, la Neuvième (la "Grande en Ut") de Schubert est une oeuvre pré-brucknérienne, au même titre d'ailleurs que le Quintette à deux Violoncelles ou le Quatuor en Sol. L'analyste, et même l'auditeur quelque peu attentif, ne pourra manquer de relever d'autres ascendances, moins souvent citées. Si celle de Mendelssohn est la moins connue, c'est qu'elle s'applique avant tout aux oeuvres du début. Mais Bruckner connaissait bien Berlioz, et l'Andante de la Symphonie Romantique est à peine pensable sans le précédent de la Marche des Pélerins d'Harold en Italie. Et l'impact de Liszt est plus considérable encore : tels enchaînements de neuvièmes de dominante, tels alliages de timbres brucknériens, se trouvent déjà dans la Faust Symphonie, et la saisissante coda de l'Enfer de la Dante Symphonie est un extraordinaire prototype (en plus modeste, s'entend !) de la fin apocalyptique du premier mouvement de la Neuvième brucknérienne. 

Et Richard Wagner ? Bruckner découvrit sa musique (Tannhaüser, Lohengrin) en 1863, alors qu'il achevait ses études auprès d'Otto Kitzler, et le choc fut considérable, moins cependant que celui de Tristan deux ans plus tard. L'harmonie wagnérienne (qui procède elle-même de celle de Liszt) a certainement marqué Bruckner, mais très vite celui-ci a dépassé son modèle pour s'aventurer progressivement, jusqu'à sa Neuvième, aux confins de l'atonalité du XXe siècle. Si Bruckner partage la prédilection de Wagner pour les cuivres majestueux, allant jusqu'à intégrer le groupe des Tuben dans ses trois dernières Symphonies (son exemple ne fut jamais suivi), son orchestration demeure foncièrement différente, éprise de timbres purs, d'oppositions antiphoniques de groupes homogènes d'instruments (réflexe d'organiste, certes, mais aussi descendance imprévue des cori spezzati des Vénitiens de Saint-Marc), alors que Wagner procède par doublures et par mixtures. Finalement, c'est la lenteur majestueuse du débit, aboutissant à une expression épique, qui rapproche le plus les Symphonies de Bruckner de la Tétralogie ou de Parsifal. Mais les différences l'emportent de loin sur les similitudes ; à la sensualité passionnelle de Wagner s'oppose la chaste spiritualité de Bruckner, architecte et symphoniste avant tout là où son aîné obéit à des mobiles dramatiques, narratifs, voire visuels, à l'opposé de la "musique pure" cultivée par l'organiste de Saint Florian. 

... et les aboutissants

Autant les tenants de l'art de Bruckner paraissent relativement aisés à définir, autant la situation se complique en passant aux aboutissants. Isolé en son siècle comme un énorme bloc erratique (et ses contemporains lui firent bien comprendre et chèrement payer cette situation d'exception), Bruckner n'a guère eu de descendants, fût-ce indirects, du moins pendant très longtemps. On trouve quelques traces brucknériennes dans la musique de Sibelius, qui l'admirait énormément, et qui le rejoint par une spiritualité cependant plus spécifiquement panthéiste et "naturiste". Mais la concentration extrême, voire l'introversion du discours sibélien dans sa haute maturité s'opposent à la généreuse expansion brucknérienne, de sorte que leur "temps" musical n'est pas du tout le même. Peu joué de son vivant, Bruckner ne le fut longtemps qu'en Allemagne, en Autriche et aux Pays-Bas, mais jusqu'au début des années 1930 sa musique ne fut connue que sous des formes falsifiées et mutilées (ainsi qu'on le verra dans un autre chapitre de ce dossier), de sorte que son influence en fut retardée d'autant. De plus, la postérité demeura longtemps obnubilée par l'attachement de Bruckner aux grandes formes de la musique symphonique, forme-sonate, lied, scherzo, attachement à première vue rigoureux au point de sembler dogmatique, alors que la nouveauté essentielle de son langage et de ses structures, sa conception révolutionnaire du temps musical et, plus important encore, de la nature même du Son, demeuraient méconnues et incomprises car trop en avance sur une époque qui ne devait aborder que tout récemment ce genre de préoccupations. Il semble qu'à cent ans de sa disparition, au seuil d'un siècle nouveau, les grands glaciers brucknériens aient enfin atteint les vallées où vivent les hommes, et que son heure soit venue. Tant il est vrai que chaque époque projette sa propre sensibilité et ses propres préoccupations dans sa perception des grandes oeuvres du passé.

L'essence de la pensée symphonique brucknérienne diffère du tout au tout de celle de Beethoven, et souffre inévitablement de se voir appliquer les mêmes critères d'appréciation. Beethoven est un dialecticien, en lutte permanente avec le temps, et l'essence de sa notion de développement est de nature analytique, illustrée par le fameux travail de fragmentation et de désintégration des cellules thématiques. Bruckner est un métaphysicien contemplatif, dont la conception statique est beaucoup plus proche de celle de Schubert (mais qui, jusqu'à une époque toute récente, s'est intéressé à la spécificité de Schubert symphoniste ?...). Chez l'un comme chez l'autre, les idées thématiques (davantage de vastes structures mélodiques que des motifs prégnants au sens beethovénien) sont moins modifiées que soumises sans cesse à de nouveaux éclairages harmoniques et instrumentaux et, dans le cas de Bruckner, à un intense travail de combinatoire contrapuntique. Les développements brucknériens, paradoxalement moins étendus que chez Beethoven au niveau des proportions formelles globales, soumettent les idées au renversement, à l'augmentation ou à la diminution, voire à la superposition de plusieurs d'entre elles, travail somme toute plus proche de Bach que de Haydn ou de Beethoven. Mais les singulières méthodes de travail de notre musicien révèlent des processus mentaux bien plus troublants encore, aux conséquences inattendues, voire paradoxales. 

Bruckner a inlassablement repris et remanié la plupart de ses grandes oeuvres, dont il existe donc plusieurs versions successives (c'est le sujet d'un autre chapitre de ce dossier). En peinture, c'est une situation familière, combien de grandes toiles existent en plusieurs "états" différents ! En musique, le cas est infiniment plus rare et, on ne sait pourquoi, moins facilement admis. Et pourtant il en existe au moins un exemple célèbre, celui des quatre Ouvertures de Beethoven pour Léonore/Fidelio. Pour en revenir à Bruckner, si l'on compare les jets successifs d'une même oeuvre, on observe une progression de l'indéterminé vers le déterminé, les profils mélodiques s'affinent et se précisent, de même que les structures harmoniques. Surtout, on a l'impression que les cadres formels globaux précèdent leur investissement par la matière musicale, que dans ce cheminement du général vers le particulier c'est le phénomène sonore en soi, le son primordial, l'Urklang, comme disent les Allemands, qui préexiste au reste. Et l'on pense à Bruckner, le plus génial organiste-improvisateur de son temps (tous les témoignages se rejoignent), mais pour lequel l'orgue ne fut jamais que le banc d'essai, le laboratoire sonore (il n'a rien écrit pour l'instrument, hormis quelques petites pièces d'extrême jeunesse), le moyen d'établir un terreau sonore nourricier à partir duquel les éléments de l'invention mélodique, harmonique, contrapuntique, peuvent naître, proliférer et s'épanouir. Cette démarche singulière, au rebours de celle de tous les compositeurs classiques et romantiques, situent Bruckner parmi les précurseurs les plus évidents de la Klangkomposition, de la musique basée sur le Son avant tout. C'est à ce niveau que la création contemporaine est enfin en train d'effectuer la jonction avec l'art brucknérien. En écoutant les grandes pages orchestrales de Giacinto Scelsi (également fasciné par les cuivres, les sonorités graves, également voué à la lenteur épique, métaphysique du débit, à la notion de temps extensif), on ne peut s'empêcher de penser que Bruckner aurait écrit ainsi s'il avait vécu un siècle plus tard. D'ailleurs, c'est maintenant seulement que les jeunes compositeurs d'un peu partout commencent à se réclamer de son exemple, que sa semence longtemps enfouie commence à lever en fécondes moissons. Et quant à l'auditeur, au mélomane, il trouve aujourd'hui en Bruckner cette vision grandiose et pacifique à la fois, cette puissance apaisante, cette foi inébranlable que d'une autre manière il trouve aussi chez Olivier Messiaen. Cent ans après sa mort, l'heure de Bruckner est venue parce que l'on a besoin de sa musique, une musique qui, pour la première fois peut-être, ne vit pas à contre-courant mais sert au contraire à déterminer ce courant. Il y a trente ans, en réaction contre le structuralisme sériel, la musique a eu ainsi besoin de Mahler. Et certes, appuyée sur le polystylisme, les procédés de collage, de distorsion, de mise en valeur critique d'objets sonores "rapportés", sa musique correspondait très exactement à la modernité du moment, à une sensibilité portée à la nostalgie, au geste culturel anthologique. Aujourd'hui, la modernité brucknérienne semble beaucoup plus radicale, c'est celle du dernier des grands créateurs ayant oeuvré en parfait état d'innocence, tendu vers l'avenir (sa dernière oeuvre, la Neuvième Symphonie est aussi la plus audacieuse de toutes, et même de mouvement en mouvement !), cette innocence créatrice dont la perte est sans doute l'essence même de la post-modernité, ainsi que l'a fait si finement observer le compositeur espagnol Tomas Marco. C'est grâce à un Bruckner que le siècle nouveau pourra se refaire une virginité spirituelle et repartir à la conquête d'un avenir nouveau, celui de l'Ere du Verseau.

Harry Halbreich

Cet été Crescendo Magazine publie des articles publiés dans les anciennes éditions papiers. Ce texte avait été publié en novembre 1995 dans le cadre d'un dossier consacré à Anton Bruckner sous la coordination de Bernadette Beyne.

Crédits photographiques :  Josef Büche

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