En pleine pomme !  Guillaume Tell à Orange

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Tout le monde connaît la légende du héros suisse Guillaume Tell condamné par le terrible Gessler à tirer un carreau d’arbalète en plein centre d’une pomme posée sur la tête de son fils unique. Ça passe ou ça casse ! C’était à peu près la même chose pour les Chorégies d’Orange avant cette unique représentation de l’opéra marathon de Rossini. Pas le droit à l’erreur… 

Programmation courageuse, défi scénique, technique, vocal et financier, ce Guillaume Tell est une œuvre hors-norme à tous les niveaux. Il n’en fallait pas moins pour marquer les 150 ans des Chorégies qui aiment décidément les odyssées musicales avec bientôt la 8e de Mahler. 

Choix audacieux que nous saluons d’entrée et nous espérons qu’il en appellera d’autres à l’image du Méphistophélès de Boito l’an passé.

L’ultime opéra de Rossini, créé en 1829 à l’Opéra de Paris, s’inspire de la tragédie du même nom du célèbre Friedrich Von Schiller (1804). Aux accents politiques, c’est une autre ode à la liberté avec, en filigrane, la question de l’indépendance de l’Italie alors sous la tutelle des Habsbourg. Nous sommes à l’aube du Printemps des peuples qui embrasera l’Europe de 1848 à 1849.

Le livret de ce quasi « péplum » médiéval place l’action en plein 13e siècle, près d’Altdorf dans le canton d’Uri, dans une Suisse en quête d’émancipation vis-à-vis de ces mêmes Habsbourg (il faudra encore attendre la victoire helvète de la bataille de Morgarten en 1315). 

Comme toujours dans pareille situation, à l’intrigue principale -ici l’indépendance et… la vengeance- se superpose une intrigue amoureuse, les sentiments amoureux d’Arnold, un rebelle suisse, pour Mathilde, une princesse de la maison des Habsbourg. 

Vent de passion, vent de liberté et vent tout court car il était de la partie tout au long des 3h55 du spectacle. A tel point que le directeur de la production Paulin Reynard passa l’opéra entier aux pieds du chef assis sur son estrade pour faire défiler une partition devenue trop capricieuse sous l’effet des éléments. Merci pour ce bel effort et cette abnégation au service de la musique !

Toujours sur la forme, la mise scène de Jean-Louis Grinda (également directeur du festival) et les décors d’Eric Chevalier étaient minimalistes. Sûrement dans le souci de ne pas brider la liberté de mouvement du chœur et des ballets. Entre les Suisses en colère et les autoritaires Autrichiens, cela faisait pas mal de monde. Le spectacle visuel concernait principalement les murs avec d’astucieuses projections de scènes montagnardes, de forêts ou du palais du gouverneur. Mention spéciale pour l’ouverture avec un zoom progressif sur la carte d’Helvetia jusqu’à atteindre Altdorf. C’est tout le théâtre antique qui était une scène afin de rendre compte des aspects historiques, topographiques et naturels. Même si cela devient une habitude à Orange, quand cela fonctionne il faut le dire. C’était le cas ici. Cette production s’inscrit dans la filiation de la formidable version Muti (en italien) à la Scala de Milan en 1988. La référence en DVD avec Pesaro 2013 (DECCA). Vous l’avez compris la tendance n’était pas à une prise de risque façon Pappano/Michieletto (Covent Garden) mais à une certaine forme de continuité avec Ronconi (Scala) ou Vick (Pesaro), avec cependant moins de libertés en raison de la scène extérieure. Cette posture peut décevoir les avant-gardistes en mal de sensations fortes mais pour une première à Orange… autant privilégier le beau ?    

Concernant la distribution, dès le début Nicola Alaimo -le Guillaume Tell du XXIe siècle- impose sa puissance vocale et sa présence physique à tout le monde. Peut-être trop diront certains ? Nous ne bouderons pas notre plaisir, nous voulions voir Guillaume et il est là ! Le théâtre antique ne lui fait pas peur, il est insurgé, patriote et sans concession. Cette position dominante n’empêche pas Alaimo de prendre toute sa place en tant que père, attentif et soucieux au sort de son enfant embarqué dans le tourbillon de l’Histoire de sa nation pas encore libre. Derrière l’arbalète et le verbe haut, il y a un cœur et même le plus fort des hommes peut vaciller. Ces moments de tendresse sont encore plus palpables grâce à la différence de taille entre Jodie Devos et le géant de Palerme. Duo père-fils très crédible et touchant qui a su atteindre sa cible avec le public. 

Un grand héros n’est rien sans un bon méchant ! Que dire alors de Nicolas Courjal qui interprète le cruel et sans pitié Gessler ? Il est avec Cyrille Dubois (Ruodi) une valeur sûre de la scène lyrique française. Son personnage est plus vrai que nature grâce au timbre de sa voix et à sa grande théâtralité. Effet renforcé par les excellents costumes de Françoise Raybaud. Gessler dont tout le monde avec effroi parle pendant les deux premiers actes, est au rendez-vous ! Bien flippant, diraient nos cadets.  

Nous ne le cacherons pas, nous apprécions beaucoup ces deux talents que sont Nicolas Courjal et Cyrille Dubois. Quelle joie de voir le tandem sur la scène du théâtre antique ! Cyrille Dubois est un Ruodi humble pêcheur et vocalement parfait. Dommage que le rôle ne soit pas plus étoffé car nous en redemandons. 

Un héros a aussi besoin d’un partenaire, d’un complice pour l’aider mais qui sait également le raisonner ou lui poser des problèmes… C’est le rôle de Celso Alberto, un habitué du costume d’Arnold. C’est l’inquiet de la bande et pour cause ! Partagé entre l’amour pour sa belle Mathilde et celui pour sa patrie, comment choisir ? On retrouve ici l’archétype du personnage de l’époque romantique qui était celle de Rossini, un grand cœur et l’envie de défendre la cause du peuple et de la liberté. On parle souvent de « tombeau des ténors » pour ce rôle. Si l’on en juge à la réaction du public à la fin de l’air Asile héréditaire (Acte 4), c’est mission accomplie pour Alberto. A notre niveau, nous étions inquiet concernant la capacité du ténor à remplir de sa voix l’immense volume du théâtre antique tout en maintenant une cohérence vocale. Après les quatre actes, nous avons la preuve que le Canarien était largement à la hauteur. Peut-être aurons-nous le plaisir de le revoir aux Chorégies dans un autre opéra de Rossini, à quand Maometto II, Il Viaggio a Reims ou Le Comte Ory à Orange ? 

Notons également pour Alaimo et Alberto la qualité de leur diction. Un français quasiment impeccable. Cela nous change de quelques Don José douteux dans Carmen. 

Pour donner la réplique à Arnold, en princesse amoureuse, c’est Annick Massis qui était à l’affiche. Très appréciée du public orangeois visiblement. C’est une noblesse naturelle qui se dégage de la soprano française et cela tombe bien pour enfiler le costume de Mathilde. Elle tient tête à Gessler avec une rare autorité. Sa seule présence occupait la scène physiquement et vocalement. Chapeau !

Nora Gubisch est également très à son affaire en Hedwidge, épouse dévouée et attentive. Cela ne doit pas être une sinécure de suivre un tel mari. C’est cette souffrance mêlée à un amour indéfectible que nous ressentons depuis les gradins. 

Avouons-le aussi, nous avons un faible pour le très charismatique Nicolas Cavallier qui campe un très bon Walter Furst, personnage mythique chez nos voisins helvètes. Pour la petite histoire Fürst est un des trois Suisses participant au serment du Grütl qui donnera naissance au pacte fédéral. Ces contexte et événement sont sous-jacents pendant tout l’opéra. 

Les autres chanteurs ne manquent pas de qualité, Philippe Kahn dans le rôle de Melchtal, un vrai père pour Arnold. Il est vertueux et plein de bonté. C’est la figure tutélaire qui doit s’effacer ou mourir pour nourrir sa cause. Sa disparition arbitraire marque le tournant de l’opéra pour Arnold et les autres rebelles. Le baryton Julien Véronèse est Leuthold, celui par qui les ennuis viennent ! Un coup de hache de trop mais pas sur un tronc d’arbre cette fois… Le sang appelle le sang. Véronèse campe un homme qui vient de franchir la ligne rouge entrainant avec lui Tell et de facto toute la Suisse. 

Guillaume peut compter sur Arnold et Walter, Gessler dispose de Rodolphe. Philippe Do est un second de choc pour l’affreux gouverneur. Il partage la même autorité que son maître. On aime détester ce genre de personnage mais encore faut-il pouvoir l’incarner. La prestation de Do impressionne sur scène. Il participe avec ses soldats à cette entreprise de terreur et à l’installation d’un sentiment de peur. 

Nous conclurons cette distribution des rôles par notre voisine belge Jodie Devos, la star montante en Jemmy. Ce fils iconique que tout le monde connait à cause de cette célèbre pomme posée sur sa tête. Lauréate en 2014 du prix du public lors du concours Reine Elisabeth de Belgique, nous comprenons mieux l’engouement autour de sa personne. Jeune, dynamique et toujours en mouvement, Devos/Jemmy est plus que le faire-valoir d’un père qui se pose en statue du commandeur. Facile vocalement, malgré une perruque de chérubin, elle reste crédible par le courage dégagé. C’est l’adjuvant parfait, celui par qui le courage vient, par qui la flamme de l’ultime révolte s’allume. 

Les chœurs dans Guillaume Tell (ici Opéra de Monte-Carlo, du Capitole de Toulouse) ont un double rôle, à la fois personnage et narrateur. Ils sonnent l’alerte, jouent les rebelles et prennent les armes. Idem pour le très beau ballet de l’Opéra Grand Avignon.

Finissons par la partie orchestrale avec Gianluca Capuano et l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo. Le Milanais n’est pas une figure connue du grand public mais son CV plaide pour lui avec déjà un nombre important de concerts sur les plus grandes scènes mondiales. Très à son aise dans Rossini, sa battue est limpide et sa direction ferme et dynamique. Guillaume Tell est un opéra long mais l’action nécessite une certaine forme d’urgence et de gravité. Capuano le sait et ne rallonge pas les débats inutilement comme en témoigne la célébrissime ouverture que nous aimons menée tambour battant. La phalange monégasque, après la « Nuit espagnole » de samedi dernier, enchaine avec une deuxième très belle prestation.

« Tout change et grandit en ces lieux », c’est par ces mots du bouleversant Hymne à la liberté que cette superbe soirée s’achève. Les Chorégies ont maintenant 150 ans mais elles semblent elles aussi continuer de grandir et de changer pour le plaisir des mélomanes. 

Bertrand Balmitgère 

Choregies 2019,  Théâtre antique d’Orange, Vendredi 12 juillet 2019

Crédits photographiques : Philippe Gromelle / Chorégies d'Orange

 

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