François-Xavier Roth et Les Siècles, conteurs hors-pair de Ravel

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Et si l’orchestre était à Ravel ce que le piano est à Brahms, le quatuor à cordes à Beethoven, ou le Lied à Schubert : l’instrument de l’intime ? Cet orchestre, que d’aucuns peuvent trouver luxuriant et multicolore, sonnait en ce 26 novembre, sous les doigts des musiciens des Siècles (qui jouent sur des instruments français du début du XXe siècle) et sous la direction de François-Xavier Roth, avec une remarquable unité, et surtout une réelle sensibilité collective.

Dès les premiers accords, un impressionnant climat s’installe. On ressent physiquement l’espace dans lequel va évoluer Une barque sur l’océan. L’équilibre entre les différents pupitres met superbement en valeur les subtilités de l’orchestration. Pour autant, nous ne sommes pas dans la musique descriptive mais bel et bien dans l’émotion. Avec quelques couleurs inquiétantes...

La Rapsodie espagnole s’enchaîne, sans que le public puisse réagir et même, sans doute pour certains, prendre conscience du changement de pièce. Avec ses nuances diaphanes, à la limite de l’audible, le "Prélude à la nuit" nous incite à fermer les yeux ; les solos se fondent les uns dans les autres avec, en particulier, des flûtes piccolo d’une douceur inhabituelle. Dans la "Malagueña", les violons sont d’une élégance et d’une sensualité irrésistibles, et le cor anglais n’est pas en reste. Les solos de violon et d’alto de la "Habanera" restent sobres et feutrés, en parfaite cohérence avec le tempo plutôt retenu. Pour la "Feria", Ravel indique « Assez vif » ; François-Xavier Roth respecte scrupuleusement cette indication, ce qui confère à cette pièce brillante une certaine pudeur, même si l’orchestre ne se prive pas de donner, à l’occasion, toute sa puissance. Notons la participation du sarrussophone contrebasse, assez proche du contrebasson, mais qui apporte un timbre très caractéristique, bien au-delà du simple remplissage sonore.

Pour le merveilleux triptyque Schéhérazade, Isabelle Druet entre sur la scène de la Philharmonie blanche et dorée avec une superbe robe bleue, qui est comme un costume de l’« immense oiseau de nuit dans le ciel d’or » d’"Asie". Si elle n’a sans doute pas fait ici le choix d’une voix d’une grande variété de timbres, elle s’y montre une formidable conteuse, sachant passer, non sans ambiguïté, du mystère à l’humour, de la terreur à la nostalgie. Dans La Flûte enchantée, elle est toute en souplesse et en grâce, et la voix se fait plus claire. L’Indifférent est délicieusement troublant... Quelle diction, et surtout, quelle présence ! Si, par moments, l’orchestre peut légèrement couvrir la voix, leur complicité est telle que nous sommes pleinement convaincus.

En deuxième partie, les Tableaux d’une Exposition. C’est après la visite d’une exposition d’œuvres de Victor Hartmann, organisée par l’un de leurs amis communs juste après la mort de l’artiste, que Moussorgski écrit cette suite de dix pièces pour piano, reliée par une "Promenade". Il y eut par la suite bien des orchestrations, mais celle de Ravel s’est très largement imposée. Qui d’autre était capable de se saisir de l’orchestre comme d’un instrument, comme Moussorgski l’avait fait du piano, pour raconter une histoire en conservant toute la sincérité et l’émotion de l’œuvre originale ?

Pour ce concert, François-Xavier Roth avait eu l’idée de faire réaliser une nouvelle édition tenant compte de diverses sources négligées jusque-là : manuscrits originaux et partitions annotés par le chef d'orchestre Serge Koussevitzky, créateur de l’orchestration de Ravel.

Autre particularité de cette exécution des Tableaux : un montage vidéo était projeté sur écran géant au-dessus de l’orchestre. Il s’agissait d’images de Vassili Kandinsky réalisées en 1928 et inspirées par la suite de Moussorgski. Des visuels inspirés par de la musique elle-même inspirée par des visuels... Avec ces images, le pianiste Mikhail Rudy a réalisé un montage d’animation qui avait été projeté lors d’un concert en 2010 à la Cité de la Musique (la Philharmonie n’existait pas encore).

C’est ce montage qui nous était proposé. Des figures géométriques simples et dépouillées illustraient les "Promenades" qui relient les tableaux. Ces figures devenaient beaucoup plus complexes pour certains tableaux ; l’on pouvait alors y admirer tout le génie de Kandinsky... ou au moins l’apercevoir, car il n’est pas certain que ce soient là ses œuvres les plus abouties. Quelques images marquantes : un kaléidoscope pour les jeux enfantins de "Tuileries" ; trois petits ronds jaunes animés pour le "Ballet des poussins" dans leur coque ; deux silhouettes très expressives, avec chacune leur espace bien délimité, pour les figures opposées de "Samuel Goldenberg et Schmuÿle" ; un vieux plan de la ville et deux assez élégantes danseuses pour les commères du "Marché de Limoges" ; une horloge montée sur une sorte de derrick pour "La Cabane sur des pattes de poule" ; et bien sûr un tableau beaucoup plus fastueux pour "La Grande Porte de Kiev", avec cependant l’humble idée de terminer, alors que la musique est flamboyante, sur le modeste soleil rouge qui avait ouvert ces somptueux Tableaux.

La question se pose : qu’est-ce que cela apporte réellement à la musique ? Car il ne fait aucun doute qu’elle se suffit à elle-même. Surtout dans une interprétation aussi juste, inspirée et vivante. Les sonorités des instruments sont splendides, avec un grain (et même les cuivres) auquel nous ne sommes pas habitués et une palette d’une richesse inouïe... peut-être même davantage que celle de Kandinsky, du moins dans ses œuvres présentées ici. En réalité, il faudrait assister plusieurs fois à ce concert visuel : pour voir, mais aussi pour entendre. Car l’œil a vite fait de prendre le pas sur l’oreille.

Après cette demi-heure où il a fait preuve d’une superbe énergie qui ne se relâche jamais tout en restant constamment maîtrisée, François-Xavier Roth nous a généreusement proposé en bis La Valse. Sans images. Mais quelle intensité ! À n’en pas douter, ce très ambitieux projet Ravel / Les Siècles, avec l’enregistrement de l’intégrale de l’œuvre orchestrale, marquera la vie musicale française.

Paris, Philharmonie de Paris,  26 novembre 2019

Crédits photographiques :  Holger Talinski

Pierre Carrive

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