Atelier Lyrique de Tourcoing : ouverture de saison 2020-2021, la folle journée
Ce 19 septembre, non moins de cinq temps forts rythmaient l’ouverture de la saison 2020-2021 de l’Atelier Lyrique de Tourcoing, dans trois établissements patrimoniaux de la ville. Nous n’avons pu assister aux sollicitations de la mi-journée : « le Voyageur, Petite histoire du Lied germanique » avec le Quatuor Manfred et Salomé Haller (14h), précédé le matin par un parcours de violoncelle solo (J.S. Bach, Ahmet Saygun, Zoltán Kodály) dont un auditeur nous a confié que Jean-Guihen Queyras y touchait au sublime.
En ces derniers instants d’été, c’est un mercure à 30° qui échauffait la file d’attente à l’angle de la rue du Conservatoire. Entrées gratuites pour cette journée du patrimoine, mais jauge limitée. Les derniers arrivés pour 16h ont pu être placés sur les strapontins. François-Xavier Roth, en maître de cérémonie, insista sur les amitiés musicales très fortes envers les deux invités, Bertrand Chamayou et Jean-François Heisser, « peut-être les deux plus grands pianistes français vivants ». Le rapport du maître à l’élève est devenu complicité, ce que confirma ce programme à deux claviers consacré à la musique française. L’un comme l’autre connaissent leur Ravel de près, encore faut-il que s’engrène la mécanique à quatre mains. Et tant en rouages qu’en dynamique, la machine fonctionna à merveille, l’aîné plutôt sculpteur, le cadet plutôt chanteur, et notre duo investi dans une volontariste lecture de la Rhapsodie espagnole. Non un paravent laqué, mais un retable aux images prégnantes, parfois rudes, qu’accusait la matité de la petite salle. Pour autant, on appréciait la palette ciselée de Bertrand Chamayou : la dédicace baudelairienne de la Habanera (« au pays parfumé que le soleil caresse ») lui inspirait des nuances peaufinées par une pédale sans chômage. L’arsenal de la Malagueña, de la Feria, faisait feu de tout bois. La main gauche de Jean-François Heisser assurait les fondations, tantôt grommelant tantôt percutant (les poinçons emboutis au pouce !). Le Mouvement modéré de Valse, ses appels aux deux mains s’entendaient registrés comme par un accouplement de registres d’orgue. Nous étions passés aux Trois Valses romantiques d’Emmanuel Chabrier, un « prédécesseur de Gérald Darmanin puisqu’il travailla au Ministère de l’Intérieur » s’était amusé Monsieur Roth dans son exergue, en clin d’œil à l’édile tourquennois. Un Très vite et impétueusement comme à la kermesse, un Animé en liqueur trouble, comme infusé d’une amertume en soluté. On détectait même quelques ombres saturniennes, trous de rame dans l’onde remuée par Charon, au sein du Lent-sombre de l’opus debussyste En blanc et noir… en l’honneur duquel les deux pianistes avaient peut-être sciemment accordé leur couleur de chemise. Avec emportement serré au cordeau mériterait-il plus d’air qu’on impliquerait l’exiguïté du lieu qui nous la servit trop asphyxiée. Conclu avec poigne ! Le Scherzando cerné avec toute sa subtilité nous offrait vingt doigts qui ne faisaient qu’une seule tête : un des moments magiques de cette séance.
Le clou du spectacle nous ramenait Ravel : La Valse, pour laquelle les pianistes échangèrent leur place. D’emblée, les nuées indistinctes de l’introduction marmonnèrent si densément qu’on se demandait comment l’échelle dynamique de la partition serait respectée. Ce réservoir à carburant alimenta un moteur à explosion. Ainsi les déflagrations de la troisième séquence (en si bémol majeur), les sursauts en dactyle de la cinquième, saturèrent l’espace et se muèrent en intrépidités, haletantes. Le pointillisme de la huitième séquence (en la majeur) voleta comme un papillon ébloui par la flamme. La reprise de la fuligineuse introduction fomentait un venin glaireux. Nos pianistes réinventaient l’orchestre (on croyait entendre les contrebasses dardées à la main gauche de Monsieur Heisser). Les cataclysmes de cette Vienne décadente, en décomposition, écartelée tripes à l’air comme le bœuf de Rembrandt, s’exposaient là dans toute leur cruauté, sous les impitoyables projecteurs de notre duo. Pour preuve de cet engagement corps et âme, Bertrand Chamayou se dressait du tabouret comme n’y pouvant plus tenir. Clarté, puissance, et cette conjonction du sacrifice et de la catharsis, trouvèrent des traducteurs à leur mesure, ne reculant devant rien pour exacerber la tension. Des bras moins aguerris s’y seraient exténués, fourvoyés avant le triomphe de cette torve apothéose qui sème les bombes à retardement. Les deux virtuoses surent conserver suffisamment d’énergie pour asséner une apothéose dûment fracassante. Après un tel déluge d’acide et d’acier, les applaudissements rappelèrent les artistes. « On va faire du quatre mains, c’est pas très… [silence éloquent et connivent] » Les deux compères se taquinèrent à trouver la bonne distance (ou distanciation) sur le banc pour proposer En bateau emprunté à la Petite Suite de Debussy. Puis les capiteux encens de Pour l'Égyptienne tirée des Six Épigraphes antiques.
Le concert de 18H se déroulait non loin de là, en l’église Saint Christophe, encore introduit par Monsieur Roth. Lequel manifesta le plaisir d’accueillir La Grande Écurie en son fief natif, et souligna l’amour de Mozart pour les vents, au point de leur dédier une de ses plus ambitieuses compositions : la monumentale Gran Partita. Contrairement à ce que stipule la note de programme, la clarinette n’était alors pas « nouvellement inventée » puisqu’elle existait déjà depuis près d’un siècle avant l’écriture de l’œuvre. Laquelle inclut en revanche des cors de basset qui eux venaient de grossir la famille quelque quinze ans auparavant. Mais pas de flûte ici ! Raison suffisante de nous jouer d’abord la brève et pétulante Symphonie en sol mineur de Gaetano Donizetti, où Alexis Kossenko nous prodigua ses talents de flûtiste avant de diriger la Sérénade KV361. Laquelle aurait dû se penser en fonction de la réverbération des voûtes : sous peine d’inintelligibilité, les sillons polyphoniques risquent de tanguer sur pont de singe. Le crépitement attendu du Molto allegro initial en devenait un bouillonnement grondeur, certes magnifiquement pailleté (les cors de Pierre-Yves Madeuf, Emmanuel Padieu,…) Le corpus du premier Menuet se trouva un peu éclaboussé. Mais quels trios ! Les clarinettes et cors de basset, paradisiaques ! La vélocité des hautboïstes (Patrick Beaugiraud, Vincent Robin) lors du trio secondo (sol mineur), d’autant plus admirables qu’ils ne tiraient pas la couverture à eux. La seule scorie (une paille) fut peut-être une attaque défaillante au tout début de l’Adagio, rachetée par une osmose raffinée et de délicats arômes. La grâce espérée dans le Tema con Variazioni fut au rendez-vous : senteurs de clarinettes au muguet, superbe solo de hautbois sur pédale de cor ; un ange passa et s’attarda dans la section en mineur, un souffle alangui nous emportant dans les contrées célestes qui ne furent qu’au génie salzbourgeois.
Le contour mélodique s’épanouissait dans les passages homophones (le ländler sur pizzicati du second Menuet). Cependant, l’amplitude des quatre cors entourant la contrebasse, dévolus au renfort harmonique, ne pouvait qu’exciter la résonance de la nef : nulle critique aux musiciens, évertués à chevir des frasques du vaste vaisseau. Cette contrainte d’environnement aurait en tout cas incité à un tempo moins débridé pour le transport central (en double-croches) de la Romance, menaçant la netteté d’élocution telle que nos oreilles la perçurent (sans compter que ce n’est pas un cadeau pour les bassonistes, qui en l’occurrence maîtrisèrent la gageure !) Idem pour le Finale sur les chapeaux de roue qui tendait, par l’inévitable inertie des tessitures graves en un tel édifice, à surligner les clarinettes. Et quels clarinettistes ! Mention spéciale à Lorenzo Coppola qui vivait cet Allegro molto à 100 à l’heure, l’œil sur le chef plus que sur la partition. Car à pareille allure, mieux vaut effectivement s’accrocher à la gaillardise collective qu’aux portées. Impulsée par de tels virtuoses, la diction demeurait bien sûr impeccablement affûtée. Stimulante à ouïr et voir, la représentation triompha par cette contagieuse alacrité, bissant le Molto allegro et sa joyeuse volière qui batifolait comme jamais ! Rigueur et fantaisie, quel cocktail ! Hormis nos réserves qui relèvent de l’acoustique, l’interprétation très en verve déployait le complet éventail de coloris, d’humeurs, d’éclats qui rendent justice au chef d’œuvre, et qui comblèrent l’assistance. On n’en escomptait pas moins d’une telle équipe, à féliciter chacun et tous.
La journée culminait au Théâtre Municipal dont le parterre et les balcons n’étaient pas totalement achalandés. Les absents manquèrent un spectacle de très haut niveau. La soirée s’amorçait par la Danse des Furies non inscrite au programme mais qui préludait opportunément au récital gluckiste de la mezzo-soprano Isabelle Druet : les airs « Che puro Ciel » (Orfeo ed Euridice), « O del moi dolce ardor » (Paride ed Elena), et pour sûr le tube « Divinités du Styx ». François-Xavier Roth avait vendu la mèche : la cantatrice fêtait son anniversaire, et la chanson de circonstance circula dans les rangs, se mêlant aux applaudissements de sa prestation vocale. L’orchestre Les Siècles qui, doit-on le rappeler au vu de sa notoriété ?, adapte sa nomenclature et sa facture dans le sens d’exécutions « historiquement informées », nous embarqua ensuite dans un nouveau jalon de son cycle Beethoven entamé l’an dernier : la « Sinfonia Eroica ». L’adjectif prenait toute sa valeur sous la direction du chef attitré, exaltant tout ce que l’Allegro con brio affiche de véhémence. Vous l’aurez compris, on n’était pas à l’enseigne Celibidache ou Giulini. Les quelques répits lyriques (ceux du second groupe thématique), qui permettent de dialectiser les élans conquérants, se trouvaient subsumés à une conception très entière, virile, de l’héroïsme beethovénien. Où rien n’était laissé au hasard, jusqu’aux deux accords finaux, l’un moelleux l’autre sec, attestant le degré de préparation, et une discipline maintenue sans fléchir. Les adeptes d’un romantisme sirupeux sont déjoués par les interprétations senza vibrato qui brossent sans complaisance la Marcia funebre, abdiquant son chemin de croix humecté de larmes. S’impose une autre dignité, plus châtiée, moins ostensible, que Les Siècles ont magistralement innervée. Le plateau d’une trentaine d’archets préservait la plénitude. Le maestro pratiqua des césures évidentes (ainsi avant le thème secondaire en ut majeur), révélatrices de la structure. Le fugato central (un de ces moments bénis de l’Histoire de la musique où l’audience ose à peine respirer) s’arborait avec grandeur. On regretterait seulement un cor estompé (mesure 135) dans le climax qui heureusement ne ferla point une seconde, grâce à l’ardent soutien des cordes. Et qui se remobilisa dans la codetta en fanfare, vigoureuse, altière, turgescente ! On admira aussi la coda dont les ahans pendulaient comme une horloge fatidique. Le Scherzo rencontra ensuite des pupitres sveltes, souples sous l’archet, croustillants aux bois, percutant dans sa montée en régime ! Les cornistes garantirent un trio sans bavure, ce qui mérite toujours d’être salué sur de tels cuivres dépourvus de pistons. L’Allegro molto fut abordé avec tant de malice que d’autorité. On observa qu’une des étapes (à la jonction du thème de Prométhée) de ce finale à variations était confiée à un quatuor soliste, un effet inusité ! Les fugatos s’activèrent avec un zèle martial qui galvanisa les troupes comme le public. L’occasion de saluer le charisme du premier violon qui portait haut la bravoure. Cette robuste lecture de la symphonie motiva pour un bis. François-Xavier Roth revint prendre la parole, rappelant qu’il est d’usage de n’en point offrir après des œuvres aussi intenses. Le maestro complimenta plutôt l’organisation de ce samedi et rendit intelligemment hommage à Jean-Claude Malgoire. Moment d’émotion tourné vers le fondateur de l’Atelier Lyrique, institution culturelle qui rayonne depuis déjà trente-sept années. S’achevait une journée sous les meilleurs auspices, qui ne peut qu’engager à souscrire aux nombreuses et prometteuses dates prévues pour cette nouvelle saison.
Tourcoing, 19 septembre 2020
Christophe Steyne
Crédits photographiques : © Holger Talinski