Konstantin Scherbakov, le piano en perspectives 

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C’est l’un pianistes les plus importants de notre époque qui se distingue par une immense curiosité musicale et une capacité à nous apporter un regard neuf sur les grands chefs d'œuvres du répertoire : Konstantin Scherbakov. Il fait paraître dans le cadre de l’intégrale en cours que Naxos consacre à l'œuvre pour piano de Franz Liszt, un album dédié à des transcriptions de partitions lyriques de Mozart et Donizetti. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec ce si grand musicien, bien trop peu médiatisé.  

Vous faites paraître un album consacré aux transcriptions d'opéras de Mozart et Donizetti par Franz Liszt pour Naxos. À la vue de votre discographie, vous semblez particulièrement attiré par la transcription, notamment celle de Liszt ? 

En effet, ma discographie contient un nombre inhabituel d'œuvres relevant du genre de la transcription. Plusieurs raisons expliquent cela : l'immensité du répertoire pianistique, ma propre curiosité et mes centres d'intérêt, ainsi que les demandes des labels avec lesquels je collabore. Avec ce dernier album, je contribue à l'un des projets les plus ambitieux de Naxos : l'intégrale des œuvres pour piano de Franz Liszt.

Vous avez enregistré les transcriptions des symphonies de Beethoven par Liszt, et maintenant ses transcriptions d'opéras. Du point de vue de l'interprète, est-il nécessaire de « faire entrer l'orchestre » dans le piano ? Ces œuvres doivent-elles être abordées comme des réductions ou comme des compositions indépendantes ayant leur propre identité ?

Pour répondre à cette question, il faut d'abord clarifier ce qu'est réellement une transcription. À proprement parler, il faut distinguer la transcription, la réduction, le pot-pourri, la fantaisie sur un thème, la métamorphose (comme chez Godowsky), la paraphrase, etc. Si chacune de ces formes présente des caractéristiques techniques différentes, leur objectif est essentiellement le même : adapter une pièce initialement écrite pour un instrument ou un ensemble afin qu'elle puisse être jouée sur un autre. En d'autres termes, la transcription est un moyen de populariser des œuvres qui, sans cela, resteraient inaccessibles à un large public. Au fil des siècles, elle s'est développée pour constituer un répertoire à part entière, dont les origines remontent à l'Antiquité.

Une transcription commence lorsqu'un compositeur est inspiré par une œuvre, peut-être simplement un motif ou une mélodie, qui devient le point de départ d'une élaboration artistique. Dans le cas de Liszt, ce qui a commencé comme une commande d'un éditeur a fini par devenir un projet important dans son immense production : la transcription des neuf symphonies de Beethoven pour piano solo.

Lorsque l'on travaille sur un tel projet, on est inévitablement confronté à la question de l'interprétation. La réponse émerge à travers l'interprétation en direct. Aussi puissant et polyvalent soit-il, le piano ne peut imiter l'orchestre. Toute tentative en ce sens serait vouée à l'échec et ne mènerait qu'à la frustration. Le message et l'objectif de l'interprétation ne deviennent clairs que lorsque ces œuvres sont jouées comme de véritables pièces pour piano, lorsque l'instrument peut s'exprimer librement. Dépouillées de leur couleur orchestrale, ces transcriptions révèlent l'idée musicale pure, l'architecture audacieuse, la structure nue – Beethoven réduit à l'essentiel.

Liszt a abordé cette tâche avec un grand respect pour la lettre et l'esprit de la musique de Beethoven. Mais lorsqu'il s'agit de ses paraphrases, son approche est complètement différente. Ici, Liszt n'est pas seulement un arrangeur habile, c'est un créateur de nouvelles formes, un artiste débordant d'idées, d'imagination, de brillance pianistique et de magie. Ses paraphrases sont des œuvres pour piano indépendantes, avec leur propre structure, leur propre expression et leur propre forme.

La transcription, autrefois si populaire au XIXe siècle, est souvent considérée aujourd'hui avec un certain dédain. Pourtant, quelles sont les qualités qui nous aident à apprécier le génie d'un compositeur comme Liszt ?

Vous décrivez assez justement l'attitude actuelle envers la transcription. Dans les programmes de concerts académiques ou « sérieux », on trouve rarement une symphonie de Beethoven transcrite par Liszt ou une paraphrase d'opéra. Certains « connaisseurs » tournent le nez devant de tels programmes, et d'autres leur emboîtent le pas. Je considère cela comme une tendance qui finira par passer.

En réalité, les gens reconnaissent et apprécient la beauté de la musique, surtout lorsqu'elle se présente sous la forme d'une mélodie mémorable, qu'elle provienne d'un opéra ou d'une transcription. C'est la nature humaine, et il est vain de l'ignorer.

Cela dit, assister à un concert mettant à l'honneur, par exemple, l'une des transcriptions des symphonies de Beethoven par Liszt exige un engagement différent. C'est un défi intellectuel. Beaucoup d'auditeurs refusent ou sont incapables de faire cet effort.

Ce qui rend les transcriptions des Symphonies de Beethoven par Liszt si spéciales est difficile à définir. À première vue, il a simplement condensé la partition orchestrale en quelque chose de jouable à dix doigts, sans ajouter une seule note. Et pourtant, c'est précisément là que réside son génie ! La différence devient plus évidente lorsque l'on compare son travail à d'autres versions, celles de Czerny, Hummel ou Pauer, par exemple. C'est un monde complètement différent.

Vous avez enregistré quinze albums consacrés à l'œuvre de Leopold Godowsky. Qu'est-ce qui vous a attiré chez ce compositeur et quels souvenirs gardez-vous de cette aventure extraordinaire ?

« Aventure » est le mot juste. Ce projet a été lancé par Naxos, un label connu pour son engagement en faveur des éditions complètes. Selon leur philosophie, l'objectif était d'enregistrer l'intégralité de l'œuvre pour piano de Godowsky en seulement quatre sessions, chacune donnant lieu à quatre programmes complets sur CD. « C'est à prendre ou à laisser ! », m'ont-ils dit.

J'étais jeune, curieux et ambitieux. J'avais également la capacité d'apprendre et d'assimiler rapidement un répertoire très vaste. La première session a eu lieu en Californie en 1995. En huit jours, nous avons enregistré près de cinq heures de musique, dont la Passacaille, la Sonate, douze transcriptions de lieder de Schubert et la Java Suite. Heureusement, ces enregistrements, réalisés dans une petite pièce d'une maison privée, n'ont jamais été publiés...

À partir de là, le travail a progressé à un rythme plus humain et s'est poursuivi sans précipitation pendant près de vingt ans. Mon enthousiasme initial pour la musique de Godowsky s'est progressivement estompé à mesure que j'explorais davantage son œuvre prolifique. Finalement, j'ai même commencé à me demander si je devais aller jusqu'au bout des deux derniers programmes : les fameuses Études sur les études de Chopin. Trois ans plus tard, le projet était enfin terminé.

Votre discographie comprend également des enregistrements de Respighi, ce qui est inhabituel pour un pianiste russe. Qu'est-ce qui vous a attiré dans ses œuvres pour piano ?

C'est Naxos qui m'a fait découvrir la musique pour piano de Respighi, que je ne connaissais pas auparavant. À ma grande surprise, cela s'est avéré être une expérience musicale délicieuse, et l'un de mes projets d'enregistrement les plus réussis.

Ce qui me frappe lorsque j'écoute vos enregistrements, c'est votre remarquable maîtrise stylistique, de la finesse et de la fraîcheur des Airs et danses antiques de Respighi à l'intensité des concertos de Rachmaninov et à l'élégance des paraphrases sur des valses de Johann Strauss. Quel est le secret pour maîtriser des styles aussi divers ?

C'est peut-être le fait que j'ai tendance à jouer – ou du moins à aspirer à jouer – l'œuvre complète d'un compositeur. Cela me permet de mieux comprendre le langage esthétique spécifique de ce compositeur, son approche du pianisme, sa palette expressive et, bien sûr, son empreinte stylistique. Au fil du temps, cette immersion aboutit à ce que vous appelez la maîtrise stylistique.

Vous êtes également un professeur très respecté. Comment enseignez-vous à vos élèves à comprendre et à transmettre le style ?

Je considère la compréhension stylistique comme la plus grande vertu d'un interprète, au-delà de la maîtrise technique ou même de la compréhension musicale. Bien sûr, le style peut être décomposé en traits identifiables et en caractéristiques techniques. Mais en fin de compte, c'est la cohérence spirituelle qui façonne le résultat artistique. Il s'agit de mettre son âme à contribution pour distinguer un compositeur d'un autre.

Comme un acteur, le pianiste doit être capable de se transformer, de devenir Beethoven à un moment donné, Scriabine l'instant d'après.

Qu'est-ce qui est le plus important pour vous en tant que pianiste et professeur : la technique ou le style ?

Ce sont deux catégories distinctes. La technique est purement utilitaire, le style est une identité artistique. Cela définit clairement leur relation : la technique n'est pas une fin en soi, mais un outil qui rend le style possible.

Vous êtes un pianiste qui aime les défis. Quelle est la prochaine étape ?

J'ai plusieurs idées en tête, dont deux qui me tiennent particulièrement à cœur : l'intégrale des sonates de Mozart et de Schubert. Mais pour moi, ce n'est pas vraiment un défi, c'est une chance.

Le site de Konstantin Scherbakov : www.scherbakov.ch

A écouter :

Franz LISZT: Mozart and Donizetti Opera Transcriptions (Liszt Complete Piano Music, Vol. 66), Konstantin Scherbakov, piano. Naxos : 8.574667

Propos recueillis par PIerre-Jean Tribot

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