Le mythe de Faust, de la littérature à la musique

par

FAUST 

"Car de mes jours mortels au grand jamais la trace
Ne pourra sombrer au tombeau" 

Faust II - Acte V 

 Depuis quatre siècles, un homme habite l'imaginaire collectif. Durant plus de soixante années, il a habité l'imaginaire de Goethe qui l'a traduit en mythe universel et dans l'ouvrage duquel Baudelaire voyait "le plus beau témoignage que nous puissions donner de notre dignité". Une œuvre et un personnage sur lesquels fleurit une littérature des plus abondantes, tant littéraire que musicale, théâtrale ou cinématographique et qui, presqu'à chaque fois, a exigé beaucoup du temps de son auteur, de remises en œuvre du chantier ; un personnage qui ensuite s'est constitué des sosies tels Manfred ou Frankenstein. 

 Docteur Faust qui, dans la première moitié du XVe siècle, en pleine luthéranisme, disait la vanité de vénérer le Christ dont il pouvait accomplir les mêmes miracles, dévoiler les mêmes mystères, pressentait-il un héritage d'universalité ? 

On date sa naissance vers 1480 à Knittlingen, dans le Wurtemberg, en Allemagne du Sud. Pseudo humaniste et magicien, pseudo médecin, alchimiste, aventurier et "philosophus philosophirum" après un cycle d'études à Cracovie, il semble avoir erré à travers l'Allemagne où, selon le témoignage de l'Abbé Johannes Trithenius (1507), il se présentait "magister  Georges Sabellicus, Faustus junior, fons necromanticorum, astrologus, magus secundus, chiromanticus, acromonticus, pyromanticus in hydro arte (pronostic par examen des urines) secundus". Il disait avoir fait un pacte avec le diable. A plusieurs reprises, il fut interdit de séjour pour sodomie, nécromancie et immoralité, ce qui n'excluait pas un certain crédit parmi les plus grands. Melanchton semble l'avoir connu à Wittenberg entre 1525 et 1532 et le disciple de Luther n'hésitait pas à le qualifier de "turpissima bestia et cloaca multorum diabolorum", même si certains témoignages nous disent qu'il n'était pas insensible aux prédications du diabolique docteur.

De toute évidence, l'homme fascinait une Allemagne en quête d'idéologie, conduite alors par Luther. En 1587, 47 ans après la mort du Docteur Faust, Spiess édite à Francfort son histoire racontée par un anonyme, mise en forme d'une fascination populaire. Les ingrédients d'un mythe sont là : un récit fabuleux, d'origine populaire, mettant en scène des êtres incarnant sous forme symbolique des forces de la nature ou des aspects de la condition humaine (Petit Robert). 

L'histoire racontée par l'auteur anonyme nous donne l'élément fondateur du mythe et sa dynamique : la contradiction qui gît au cœur de l'homme et lui permet de tenter une réponse dans la mesure où il n'est pas seul, où il touche à l'universalité.
Dans le Faust du Volksbuch, Faust, docteur en théologie, déçu par le savoir et par Dieu, s'adonne à la magie et conclut un pacte avec le diable ; en échange de ses services, il devra renier sa foi et les humains et, au terme de vingt-quatre années, lui abandonner son âme. Tout à ses études, au milieu de ses livres et ses alambics, il "se sent pousser des ailes d'aigle" et entend par sa science "donner un fondement à la terre et au ciel". 

La contradiction fondamentale est posée. Le luthéranisme ambiant est là pour rendre à l'homme la conscience de ses limites et ce qui lui en coûte de les enfreindre : un prologue de l'éditeur et une préface de l'auteur mettent en garde le lecteur ambitieux et présomptueux car, après vingt-quatre ans de plaisirs et d'aventures, Faust subira le châtiment d'une mort terrible, exemplaire avertissement pour le chrétien tenté de faire alliance avec le Diable qui se verra condamné pour l'éternité.  

L'ouvrage connaît un énorme succès : 22 éditions allemandes, réduites ou amplifiées, entre 1587 et 1598, plusieurs rééditions l'année même de sa publication, plusieurs versions versifiées, des traductions en français, anglais et flamand. 

L'une des "trois grandes idées occidentales" avec Don Juan et Le Juif Errant (Kierkegaard) a pris vie. Désormais, elle prendra le profil du temps. 

Pendant un siècle, dans l'Allemagne luthérienne, le récit vise à dénoncer et combattre le péché de connaissance. C'est en Angleterre que l'ambition de Faust prend une grandeur héroïque avec Christopher Marlowe pour qui elle est celle de l'homme de la Renaissance assoiffé de connaissance et d'expérience. Toutefois, Faust sera condamné. La tragique histoire du Docteur Faustus est éditée en 1604, une seconde version paraît en 1616, l'œuvre est jouée à Londres et "tourne" en Allemagne avec le théâtre de Shakespeare. 

L'Allemagne des Lumières verra se réconcilier tant bien que mal l'orthodoxie avec la raison raisonnante. Dans cette nouvelle idéologie, le personnage de Faust devient "le savant maudit hissé au rang d'un esprit moderne qui lutte obscurément en direction de la lumière" (Bernard Lortholary) et donc mérite le rachat philosophique et religieux, ou le personnage dont "on garde ce qu'il faut de magie et diableries pour barbouiller de pittoresque féerique des spectacles populaires" (Lortholary) sans souci d'esthétique. Ce Faust dont les Lumières autorisent la dérision est donné lors de fêtes foraines et de spectacles de marionnettes (Puppenspiel), très en vogue à l'époque, et que connurent Heine et Goethe.    

 En 1776, Klinger publie sa pièce "Sturm und Drang" exaltant la nature, les grandes passions, le génie personnel tout autant que la raison. Si l'œuvre ne jouit pas d'une grande valeur artistique, elle fait naître le courant annonciateur du romantisme dans lequel Faust constitue le modèle idéal et exalté, le génie, le titan, héraut de la révolte et des passions, à propos duquel Lessing dira : "Dieu ne peut avoir donné aux hommes le plus noble de ses instincts pour le rendre ensuite éternellement malheureux". Le Faust des "Stürmers" sera sauvé. 

Friedrich Maximilian Klinger, alors lecteur du Grand Duc Paul à Saint-Petersbourg (1791) pose la question de Faust avec la virulence de Job : "Pourquoi le juste souffre-t-il et le méchant est-il comblé". Faust redevient tragique, mais il est grand dans ses excès. "Titan foudroyé, il est porteur de deux grandes interrogations, de deux drames : celui de la connaissance et celui du mal" (Mies). 

Goethe connaît l'histoire de Faust par les spectacles de marionnettes, l'ouvrage de Pfitzer, refonte abrégée de l'ouvrage de Widmann -lui-même version étendue du Volskbuch de 1587 et édité en 1590, où le Docteur connaît la passion amoureuse pour une jeune fille pauvre et belle, ce qui relança le succès de la légende- et le Christlich Meynende, ouvrage d'un anonyme bon chrétien qui ramasse l'ensemble du matériau légendaire selon un "opportun raccourci se limitant à tout ce qui peut sembler digne de foi". Edité pour la première fois en 1725, il est réédité sans relâche jusqu'à la fin de ce siècle des Lumières, imprimé à des milliers d'exemplaires sur papier buvard et vendu sur les foires. 

Le drame de Faust ne manque pas de sourdre dans l'imaginaire du jeune Stürmer Goethe, alors étudiant ; le personnage l'habitera durant plus de soixante ans et, deux mois avant sa mort, en 1832, il retouchait encore le texte définitif déjà à l'impression. L'été de l'année qui précédait, en 1831, il disait à Eckermann : "Désormais, je peux considérer comme un don gratuit les jours qui me restent à vivre". Le Faust de Goethe connaîtra quatre étapes : l'Urfaust de 1775 (publié en 1887) exprime l'élan irréversible de l'âme du jeune Stürmer vers une "vie vaste et infinie" et la reconnaissance de la limite qu'impose à l'homme sa réalité. Dans les Douze fragments de 1790, le Titan ne proteste plus ; le poète a trouvé la sérénité et sa parole se déroule dans les sphères spirituelles bien au-dessus de la tempête. De 1797 à 1808, il travaille à son Premier Faust, "Tragédie romantique" qu'il débute sur le modèle du Livre de Job ; la confession personnelle s'élève au drame cosmique et universel : Faust symbolise l'humanité. Alors qu'il travaille encore à son premier Faust, Goethe conçoit déjà les plans de son Second Faust auquel il se consacrera totalement de 1825 à 1832. "Mes plaisirs jaillissent de cette terre et ce soleil éclaire mes peines" (Faust). "Il voudrait décrocher les étoiles des cieux/Se gorger des plaisirs les plus délicieux/Et rien, proche ou lointain, de ce qu'offre la vie/Ne satisfait ce cœur dans sa mélancolie" (Méphistophélès au Seigneur dans le Prologue au Ciel). "Suis-je moi-même un Dieu ?" (Faust apercevant le signe du macrocosme dans le livre "plein de mystère" que Nostradamus a laissé). "Tu es l'égal de l'Esprit que tu conçois mais tu n'es pas égal à moi !" répondra l'Esprit de la Terre avant de disparaître. (Première partie du Premier Faust). 

"J'aimerais contempler ce peuple qui se presse/Libre sur un sol libre, en son sein me plonger !/Alors je pourrais dire à cet instant qui passe :/Arrête-toi, tu es si beau !". (Second Faust Acte V). 

Entre les deux, le combat entre l'élan vers les sphères qui l'appellent "Et l'Eternel Féminin/Toujours plus haut nous attire" et l'agrippement à la terre chevillé à la possession. Entre temps, Marguerite pour qui l'amour est resté la seule réalité immuable et éternelle, Hélène, idéal de beauté pure, Philémon et Baucis, parcours de vie paisible dans l'amour, Homunculus et Euphorion, fruits de la Science ou de l'Amour. 

Si le Premier Faust saisit la vie dans son immédiate réalité et la magie qui la prolonge, le Second Faust se situe au niveau de l'entendement, ce recul qui donne relief à la pensée suggérée par l'action, cette "calme luminosité spirituelle" propre au vieux Goethe : le symbolique prime sur l'enchaînement narratif, la structure étant donnée par le fil conducteur qui nous conduit à travers le labyrinthe multidimensionnel de la poésie, ce qui donne à l'ouvrage sa multiplicité d'interprétations, chaque scène ouvrant à chacun sa propre résonance. 

Aussi, les prolongateurs de Goethe furent-ils légion et Faust entre-t-il dans son "âge d'or" avec le romantisme. Gérard de Nerval traduit le Premier Faust -qui s'imposa beaucoup plus naturellement- en 1828 ; la même année, Eugène Delacroix inaugure un nouvel art du livre en interrogeant le mythe faustien par dix-sept lithographies qui s'affranchissent du tracé des graveurs, les compositeurs s'approprient le mythe, des personnages "faustiens" naissent de la plume de Byron (Manfred-1816), Mrs Shelley (Frankenstein-1818) et des réminiscences chez Victor Hugo, Théophile Gautier, George Sand, Balzac, Hoffmann, Ibsen, Dostoïevski, Villiers de l'Isle-Adam, Flaubert, Oscar Wilde,... ; en Russie, Pouchkine écrit un Faust en 1826, Tourgueniev lui confie un Récit en 9 lettres (1856), Grabbe met en scène conjointement Faust et Don Juan, tous deux assoiffés d'infini, jusqu'à se perdre dans leur propre drame. Nicolas Lenau sera le dernier romantique à reprendre la légende dans laquelle il conteste la foi en la vie et l'issue dans la Rédemption à laquelle participe son illustre prédécesseur. Le Faust de Lenau se suicide, se livrant totalement au démon et se condamnant sans rémission à l'Enfer. Faust, Don Juan, Le Juif errant, les trois grandes figures de l'Occident avaient séduit le poète errant dont s'inspirera Liszt dans deux lieder et les Mephisto Valses. En 1868, Boïto verra en Faust le symbole de l'humanité qui "à travers misères et erreurs, par sa recherche inlassable et ses efforts, par son esprit libre et son action ininterrompue, se construit un avenir de lumière".

Et puis, le Docteur Faust entrera dans le quotidien et sa lourde réalité. Il est un héros qui, par la multiplicité d'ouvertures que la somme de Goethe avait offertes, n'a pas nécessairement trouvé ses meilleurs interprètes. Ainsi, le nationalisme allemand se l'annexe pour en faire son emblème aux côtés de Siegfried, le 2e Reich "la deuxième Bible de notre nation (...) le Saint Sacrement de notre littérature nationale" (F.Dingelstedt, Eine Faust Trilogie). Dans les tranchées allemandes, entre 1914 et 1918, le Faust de Goethe est le livre le plus lu avec l'Ancien Testament. 

Dans le Premier Faust, le héros ouvre le Nouveau Testament pour le commenter et le "transposer dans mon cher allemand". Il est écrit : "Dans le commencement/Etait le Verbe" Et déjà je m'arrête [...] Et j'écris -de l'Esprit m'en vient l'intuition- :/"Dans le commencement existait l'Action". Ce qui fera dire à Hitler : "Je n'aime point Goethe ; mais je suis prêt à lui pardonner beaucoup par ce seul mot". En 1932, le pasteur Engelbrecht rééditera son recueil Faust sermones sous le titre Faust en chemise brune. Mais le mythe refuse de se soumettre à une idéologie ; en perdant un des termes de la contradiction qui le fonde, il se perd, fatalement. Confiné dans sa volonté de puissance et sa lecture nietzchéenne, Faust devient le héros sans drame qu'avait porté à son aboutissement Le déclin de l'Occident d'Oswald Spengler (1918-1922). "Dans le commencement existait l'Action" plut à Marx et Lénine. Faust, Prométhée moderne, devint symbole du Progrès, autre mythe de la modernité.

Il fallut la monstruosité de la bombe atomique née de la conjonction de la connaissance et du mal pour que se réveille Faust, incarnation du double vertige au cœur même de la condition humaine, sa liberté capable de s'engager dans le mal jusqu'à s'aliéner à lui, thème que développa avec une telle acuité Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski. André Dabezies commente ainsi le Doktor Faustus que Thomas Mann écrivit en 1947 et dans lequel il fait terminer le récit de Zeitblom en mai 1945 : "avec lui sonne le glas pour l'homme faustien héroïsé ; un Faust aujourd'hui ne peut être qu'un Faust au bord de l'abîme". Confronté à ses limites, Adrian Leverkühn pactise avec les forces du mal. Il compose des chefs-d'oeuvres... dodécaphoniques. 

L'Allemagne a pactisé avec le diable. 

Pour sa part, Paul Valery donne "corps à un dialogue intérieur" sur le thème de Faust dans la négation de sa propre création : "Faut-il te remontrer, dit le Solitaire à Faust, que tout ouvrage de l'esprit n'est qu'une excrétion par qui il se délivre à sa manière de ses excès d'orgueil, de convoitise ou d'ennui". Quant à Faust, il dit aux Fées : "Le véritable vrai n'est jamais qu'ineffable". 

Jusqu'au jour où chaque homme pourra dire au temps qui passe : "Arrête toi, tu es si beau", Faust n'aura pas fini de lui parler. Au seuil du XXIe siècle, le mythe restera à interroger, dans sa contradiction, vitale. 

Bernadette Beyne.

Article rédigé par Bernadette Beyne dans le cadre d'un dossier de Crescendo Magazine publié dans ses éditions papiers. Dossier publié sous la coordination de Bernadette Beyne.

Crédits photographiques : Eugène Delacroix

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