Les jeux de l'amour et du pouvoir au Liceu “Lessons in love and violence” de Georges Benjamin

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Le Liceu maintient son cap à travers les difficultés que le monde culturel connaît, et met en scène la co-production, avec les opéras d' Amsterdam, Hambourg, Chicago, Lyon et Madrid, du nouvel opéra de Georges Benjamin créé à Londres en 2018. Le succès de ce compositeur va bien au-delà du « bien mérité » : il est un acteur incontournable de la musique actuelle et a fortiori de l'opéra. C'est le troisième élément de sa trilogie avec le librettiste Martin Crimp après Into the Little Hill et Written on Skin. Ici, le livret est extrait d'une pièce de Christopher Marlowe, le « rival » de Shakespeare. Katie Mitchell en signe une mise en scène qui déplace l'histoire du Roi Edward II de Caernarfon du XIVe siècle à l'actualité, dans un décor qui pourrait évoquer celui de n'importe quel gouvernant aimant à l'obsession le luxe et les œuvres d'art. Et qui oublie de ce fait ses obligations envers ses gouvernés, n'écoutant que sa propre passion amoureuse pour son favori et conseiller Piers Gaveston. Ce qui le mènera à une issue dramatique pour son pouvoir et celui de sa famille. Sur scène, on pourrait presque parler d'un opéra de chambre, avec un plateau assez réduit. Par contre, l'orchestre est tellement élargi qu’il doit occuper, pour des raisons sanitaires, une partie du parterre, devenant ainsi presque le protagoniste central. Si l'écriture vocale de Benjamin est très éloquente et traduit admirablement la palette des états d'âme des personnages, il faut bien avouer que son travail d'orchestration est somptueux : à chaque tableau il nous donne des nouveaux frissons et nous transporte dans des paysages sonores bien différenciés, ayant parfois recours à des instruments inhabituels comme le cymbalum. Mérite aussi du directeur musical, Josep Pons, titulaire de la maison, dont le geste sobre et le calme olympien face aux difficultés de l'écriture réussissent à extraire tellement de couleurs et d'éléments sonores de l'œuvre que, à la fin du spectacle, la première réaction est l'envie de la réécouter et de la revoir dès que possible. Et l'intelligibilité du texte ne se trouve jamais compromise ni par les musiciens ni par l'orchestration, extrêmement subtile.

Le travail de Katie Mitchel, détaillé et rythmique, nous invite à réfléchir sur les jeux perfides du pouvoir et combien toute notion de morale ou loyauté devient presque incompatibles. La précision dans les mouvements, presque chorégraphiés, nous tient en haleine tout au long de la pièce. Le malaise qu'elle provoque en nous devient indescriptible lorsqu'elle a recours à la présence des enfants du Roi, aussi bien pendant les ébats avec Gaveston qu'au milieu des sordides trames ourdies par Mortimer pour accroître son pouvoir, se servant de la trahison dont la Reine est victime. Et, pour comble, les enfants assistent également à la décapitation de Gaveston, en guise de leçon pour le nouveau Roi, qui ordonnera à son tour l'exécution de Mortimer... Tout un programme !

Stéphane Degout tient le rôle du Roi. Majestueusement, pourrait-on dire. Car la palette de couleurs vocales et de sentiments qu'il nous expose rendent humain et prodigieusement riche un personnage qui serait a priori parfaitement détestable, à l'image d'autres hommes de pouvoir dont les exemples foisonnent autant aujourd'hui que dans le passé... On l'écoutait avec bonheur dans les Mozart. Ici, il est grandiose. Il parvient à rendre pâle le Gaveston incarné par Daniel Okulitch qui est pourtant un artiste excellent, tiraillé ici entre la loyauté envers son amant et les conspirations du palais. Il utilise sa voix avec savoir-faire et élégance, il est bon acteur et a du charisme. Un régal. Georgia Jarman incarne la Reine Isabel avec une élégance remarquable dans le jeu de scène. Au début, son personnage inspire une étrange froideur et l'on se demande comment une cantatrice, dont le réflexe habituel serait d'essayer de séduire avec la voix, parvient à paraître aussi superficielle et à assumer sans regrets un rôle de « femme d'intérieur » de grand luxe. Mais, au cours de la pièce, lorsque les circonstances s'y prêtent, elle convoque un flot d'émotions qui révèlent la stature d'une artiste du plus haut niveau. Georges Benjamin aime travailler avec elle et on le comprend. Le rôle fut cependant créé par la charismatique Barbara Hannigan. On serait heureux aussi de la découvrir dans ce rôle. Le Mortimer incarné par Peter Hoare est parfaitement répugnant. Et il doit en être ainsi, car il représente les bassesses les plus crues de l'ambition de pouvoir sans frein ni scrupule. Donc, l'artiste Hoare est parfait dans son rôle ! Le jeune ténor Samuel Boden, même si sa performance vocale doit encore s'affirmer, est attachant et nous attendrit dans son rôle de pantin de l'histoire. Qui deviendra cruel à son tour en assimilant les leçons atroces auxquelles il assiste. Un spectacle vivement conseillé, qui sera encore quelques jours à Barcelone et ensuite au Teatro Real de Madrid.

Barcelone,  Gran Teatre del Liceu, 24 février 2021

Xavier Rivera

Crédits photographiques : Antoni Bofill

 

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