Mikhail Pletnev célèbre Rachmaninov

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Serge Rachmaninov (1873-1943) : Concertos pour piano et orchestre, intégrale ; Rhapsodie sur un thème de Paganini, pour piano et orchestre op. 43. Mikhail Glinka (1804-1857) : L’Alouette, pour piano seul, arrangement Mily Balakirev. Mikhail Pletnev, piano ; Orchestre International Rachmaninov, direction Kent Nagano. 2023. Notice en anglais et en allemand. 163’13’’. Un album de deux CD EuroArts Musical International 2047347. 

Les 26 et 27 septembre de cette année, Mikhail Pletnev (°1957) se produisait à l’Auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique à Paris. Au programme, avec le Philharmonique de Radio France sous la direction du Finlandais d’origine russe Dima Slobodeniouk, il interpréta les quatre concertos pour piano de Rachmaninov, répartis sur deux soirées, auxquelles assista notre confrère Pierre Carrive, qui s’en fit l’écho dans les colonnes de Crescendo le 30 septembre. Ce tour de force pianistique réalisé par Pletnev n’était pas un coup d’essai. Pour rappel, le natif de la ville portuaire d’Arkhangelsk a fondé en 1990 l’Orchestre National de Russie, encouragé à l’époque par Mikhail Gorbatchev. Il existe maints témoignages du travail entrepris depuis. Établi en Suisse depuis trois ans, pays dont il a acquis la nationalité en 2022, Pletnev a été banni presque en même temps de son orchestre, sous de fallacieux prétextes. Il a alors décidé de bâtir une nouvelle formation en août 2022, l’Orchestre International Rachmaninov. On y retrouve une petite vingtaine de musiciens venus de son ex-ONR, mais aussi des Ukrainiens et des Européens de l’Ouest, notamment des Viennois. 

Avec sa nouvelle phalange, Pletnev a enregistré, comme chef d’orchestre, un album à Bratislava, paru en mars 2024. Au programme : une suite du Lac des Cygnes de Tchaïkowsky, dans un arrangement de son cru, et la Suite Carmen de Rodion Shchedrin (EuroArts). Mais un autre projet a germé à l’occasion des 150 ans de la naissance de Rachmaninov. La formation qui porte le nom du compositeur, avec, cette fois, le vainqueur du Concours Tchaïkovsky de 1978 pour soliste, s’est lancée dans le projet de donner en deux soirées consécutives l’intégrale de ses concertos pour piano. L’événement a eu lieu les 30 et 31 octobre 2023, au Rosey Concert Hall de la commune lacustre suisse de Rolle, surnommée « la perle du Léman », située au bord du lac, dans le canton de Vaud, entre Genève et Lausanne. Kent Nagano dirigeait l’Orchestre International Rachmaninov ; ces deux soirées, première performance en public de l’orchestre, ont été enregistrées et font l’objet de l’album qui nous occupe aujourd’hui. Aux concertos, est venue s’ajouter, le second soir, la Rhapsodie sur un thème de Paganini, non jouée à Paris récemment.

L’impression ressentie après l’audition de ces séances suisses recoupe globalement celle, positive, de Pierre Carrive dans la capitale de l’Hexagone, où les concertos avaient été joués dans l’ordre des opus. En Suisse, les numéros 2 et 3, les plus fréquentés, occupent le premier disque. Une constante apparaît dans le jeu de Pletnev, c’est son refus de faire appel au pathos, à l’emphase et à l’effusion exagérée, pour, à travers un discours cohérent et expressif, parfois même un peu sec, faire naître l’émotion. C’était l’option du compositeur lui-même. Dans le numéro 2, qui se déroule dans une atmosphère à la fois lyrique et passionnée, on saluera un Adagio qui crée un sensible dialogue chambriste, notamment avec la clarinette. Comme il le fera au concert de Paris, Pletnev se fond dans l’orchestre avec sérénité, avant de laisser la joie devenir fluide, puis triomphale dans un final maîtrisé. Dans l’opus 30, peut-être le plus marqué par l’absence de pathos, on trouve maints traits de finesse et de raffinement, en particulier dans la texture de l’Intermezzo central, qui prépare l’éloquence de l’Alla breve, grandiose et rythmé sans excès.

Mais c’est peut-être dans le second disque que Pletnev se montre souverain. Sous ses doigts, le Concerto n° 1 révèle toute sa capacité de chant dans la version révisée de 1917, en soulignant l’invention mélodique du Vivace, le côté nostalgiquement nocturne de l’Andante, et la virtuosité de l’Allegro vivace, souvenir de la jeunesse d’un compositeur en devenir. Une version très séduisante, qui rend des titres de noblesse à une partition plus négligée que ses consœurs. Le Concerto n° 4 (version révisée de 1941) confirme les affinités de Pletnev avec le Rachmaninov exilé. Cette page, elle aussi mal-aimée en raison de sa complexité peu en phase avec les effusions des numéros 2 et 3, trouve ici une lecture profonde et contrastée. Nous rejoignons Pierre Carrive qui y avait décelé l’art du conteur, en particulier dans un Largo aux essences mystérieuses, et dans l’Allegro vivace conclusif, dynamique et intense.

Lors de cette seconde soirée suisse, Pletnev avait aussi inscrit au programme la Rhapsodie sur un thème de Paganini, non jouée à Paris. Ce qui fait du présent album une vraie intégrale en public du corpus pour piano et orchestre de Rachmaninov. On sait que ce dernier a écrit en Suisse, en 1934, ce cycle de vingt-quatre variations sur le thème du Caprice n° 24 du légendaire virtuose du violon, dans sa villa « Senar », sur les rives du lac des Quatre-Cantons (ouverte au public depuis l’an dernier). Pletnev caractérise chaque variation en la rendant originale, qu’il s’agisse des finesses rythmées des premières, de la dramatisation de celles qui sont au centre de l’œuvre, ou de l’élaboration entre lyrisme et vivacité qui conduit à l’épanouissement final. Pletnev donne à l’ensemble une densité et une profondeur très séduisantes, en mettant toujours en avant la cohérence de sa vision. Il faut préciser qu’il joue sur un piano Kawai spécialement conçu à son attention, un SK-EX Shigeru, à la sonorité superbe et aux touches réactives. Ce précieux instrument, pour lequel un technicien spécialisé se déplace chaque fois pour les réglages, a failli connaître un sombre destin entre le concert de Rolle et celui de Paris, en décembre 2023 : le camion qui le transportait a été volé, sur un parking sicilien, avant deux concerts que devait donner le virtuose à Palerme, mais heureusement retrouvé sur un autre parc de stationnement. 

Cet album est un témoignage qui vient s’ajouter aux célébrations engendrées par les 150 ans de la naissance de Rachmaninov. À la tête de cet orchestre de circonstance, encore en phase de perfectionnement, plus en forme et plus précis dans la seconde soirée que dans la première, où quelques scories instrumentales se font jour dans les deux concertos les plus célèbres, Kent Nagano, invité régulier de l’Orchestre de la Suisse romande, fait la démonstration de ses affinités avec son homologue russe devenu suisse. Même si la discographie de ces cinq partitions est pléthorique, on fera une belle place à l’audace du projet et à la qualité de sa réalisation. 

Son : 8,5  Notice : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 9

Jean Lacroix  

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