Rencontre avec Alexandre Tharaud

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Rencontrer Alexandre Tharaud, c’est avoir face à soi un interlocuteur tout à fait conforme à l’impression qu’il donne à la scène comme au disque : précis, intelligent, subtil, curieux, à la fois réfléchi et passionné. Le hasard fait que cette rencontre dans les locaux de la radio Klara arrive alors que son récent cd Versailles (très favorablement accueilli dans ces colonnes par Jean Lacroix) est sorti il y a peu et que paraîtra bientôt un enregistrement de trois créations concertantes des compositeurs Hans Abrahamsen, Gérard Pesson et Oscar Strasnoy. Commençons donc par Versailles, dédié à la musique française de clavecin du Grand Siècle, interprétée ici sur un Steinway moderne par un pianiste qui s’était déjà illustré dans ce répertoire dans un enregistrement Rameau qui avait été fort remarqué en 2001 déjà.

Pourquoi ce retour à Rameau et à la musique baroque française ?

En fait, je n’ai jamais fait machine arrière depuis ce disque Rameau il y maintenant 18 ans. Pendant tout ce temps je n’ai cessé de jouer Rameau et Couperin en concert, et puis j’ai voulu élargir mon répertoire de musique de cette époque en m’intéressant à des compositeurs qui n’avaient jamais été enregistré sur piano moderne, comme Balbastre, Duphly, Royer ou d’Anglebert.

Mais entre-temps, la révolution baroque est passée par-là. Qu’est-ce qui vous guide dans votre approche de ces oeuvres sur piano moderne ? L’influence du clavecin ? Le bon goût à la française ?

Je me suis bien sûr rapproché du clavecin. D’ailleurs, je n’ai pas hésité à demander des conseils à des clavecinistes et j’ai même tenté de jouer du clavecin, ce que je fais très mal. En fait, je n’ai pas eu d’autre choix que d’assumer mon approche « moderne » et -vous excuserez le jeu de mots- d’exprimer ma propre voix en trouvant des voies différentes de l’approche historique.

Vous n’avez jamais songé à enregistrer ces oeuvres comme l’a fait Marcelle Meyer (à qui vous rendez un hommage mérité dans le livret qui accompagne Versailles) sur un Pleyel de l’entre-deux-guerres, à la mécanique plus légère, à la durée de son plus courte et au timbre plus percutant que le grand Steinway de concert d’aujourd’hui ?

Marcelle Meyer est mon idole, mais elle était de son temps. Moi, je veux être du mien. Imaginez que vous regardiez un film de cape et d’épée de 1940. Vous y verrez plus l’époque de la réalisation du film que le passé que ce film est censé décrire. D’ailleurs, d’ici quelques années, ceux qui écouteront mon disque y entendront autant 2019 que 1725.

Il est vrai que j’ai songé à aborder ces oeuvres sur pianoforte, mais cela exigerait un long réapprentissage : il faudrait que j’arrête de jouer du piano moderne pendant deux ans pour ne plus me consacrer qu’au pianoforte -et je ne le ferai pas.

Votre nouveau cd qui devrait sortir en février permettra de vous entendre dans trois oeuvres concertantes contemporaines inédites au disque. Pouvez-vous nous en dire plus ?

En fait, il s’agit de trois compositeurs -Hans Abrahamsen, Gérard Pesson et Oscar Strasnoy- qui ont écrit des oeuvres pour moi. Je précise que ce ne sont pas des commandes, je ne pourrais pas me le permettre.

A l’écoute de Left Alone -pour la main gauche et orchestre du Danois Hans Abrahamsen, j’ai eu l’impression d’entendre une espèce de brève histoire du concerto pour piano de Bartók à Ligeti.

C’est vrai. Et vous pouvez bien sûr y ajouter le Concerto pour la main gauche de Ravel. J’ai joué ce concerto ce mois-ci à Munich et il y a été très favorablement accueilli. J’ai d’ailleurs pu y assister à une représentation de l’opéra The Snow Queen de Abrahamsen toujours, et il m’a fait forte impression.

Pouvez-vous nous dire quelque chose de Future is a faded song de Gérard Pesson ?

J’aime beaucoup ce compositeur, je trouve qu’il se situe dans la descendance de Ravel, avec son côté secret, ses silences, sa façon de chuchoter. D’ailleurs, la fin de l’oeuvre est assez mystérieuse puisque je joue avec les doigts sur le couvercle fermé du piano.

Comment avez-vous approché le Kuleshov d’Oscar Strasnoy ?

Strasnoy est un compositeur argentin qui a écrit beaucoup d’opéras et je trouve que -comme Mauricio Kagel, Argentin comme lui- il a un très fin sens de l’humour : on rit certes, mais des larmes se cachent derrière le masque.

Avez-vous eu l’occasion de jouer ces oeuvres en public ?

C’est Abrahamsen que j’ai le plus joué, avec 9 orchestres à ce jour dont celui de Cologne, le fabuleux Orchestre de Cleveland (certainement le meilleur orchestre avec lequel j’ai joué), l’orchestre de la Radio bavaroise, celui de Birmingham, et je le jouerai avec l’Orchestre National de France en février.

Vous vous engagez en faveur de la musique contemporaine, mais on assiste en ce moment à quelque chose de curieux. Des oeuvres qui devraient être des classiques d’aujourd’hui -je pense aux Klavierstücke de Stockhausen- n’apparaissent plus aux programmes, alors qu’elles auraient de quoi tenter les virtuoses d’aujourd’hui.

J’estime que toute la musique doit être jouée comme de la musique contemporaine. Pour Stockhausen, c’est vrai qu’on le joue moins aujourd’hui et peut-être sera-t-il davantage joué d’ici quelques années. C’est vraiment imprévisible. Mais dans ce cas précis, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une musique très difficile pour l’exécutant.

Cependant, de façon générale, le répertoire pianistique actuel devient plus étriqué. Prenons l’exemple de compositeurs comme Bartók ou Prokofiev qu’on entend bien moins au concert qu’il y a vingt ou trente ans.

Cette réduction du répertoire est dangereuse car le public risque de s’ennuyer à entendre toujours la même chose. Il faut vraiment amener le public à connaître de nouvelles oeuvres.

Oui, mais comment ? Les organisateurs de concerts tiennent à remplir les salles et ils ont peur de faire fuir le public en programmant des musiques moins familières.

Les organisateurs de concerts devraient instaurer un lien de confiance avec le public pour l’amener à découvrir autre chose que ce qu’ils connaissent déjà. Par exemple, je suis convaincu que les gens qui me suivent achèteront ce nouvel enregistrement.

Nous, les interprètes, nous devons réinventer la musique. Kagel disait que la musique est le seul art qui doit être réinventé chaque jour car, sans les interprètes, elle n’existerait pas.

Il faudrait peut-être évoquer ici la responsabilité des interprètes envers les compositeurs. J’ai rencontré un jour Vlado Perlemuter qui avait souffert toute sa carrière de trac et qui me disait que ça s’aggravait avec l’âge parce qu’il se sentait de plus en plus responsable à l’égard des compositeurs.

Cela me fait plaisir que vous mentionniez ce grand artiste. C’est vrai que les pianistes actuels sont trop dans le contrôle. C’est la chose dont il est le plus difficile de se défaire. Mais il essentiel de savoir lâcher prise car c’est quand quelque chose nous échappe que c’est le plus beau. Je laisse parfois des accrocs sur mes disques, même si ça déplaît à ma directrice artistique. Je ne veux pas que tout soit propre. 

Vous estimez avoir une responsabilité envers le public aussi ?

Bien sûr. La vie de pianiste est une vie de partage et il faut créer un lien fort avec le public. Si le public s’en va, je meurs. En fait, on est au service de tout le monde : du compositeur, du public, de soi-même. C’est une question de disponibilité. C’est accepter que quelqu’un tousse dans la salle, que le piano ne soit pas très bon, qu’on ne soit pas soi-même dans son meilleur jour. Mais si on est disponible, les choses viennent toutes seules, naturellement. Nous sommes alors à notre place, et c’est ça être un artiste.

Le site d'Alexandre Tharaud : www.alexandretharaud.com

Propos receuillis par Patrice Lieberman

Crédits photographiques  : Marco Borggreve

 

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