Trois nouveaux concertos contemporains sous les doigts d’Alexandre Tharaud

par

Hans ABRAHAMSEN (né en 1952): Left, alone ; Gérard PESSON (né en 1958): Future is a faded song; Oscar STRASNOY (né en 1970): Kuleshov. Alexandre Tharaud, piano. Rotterdam Philharmonic Orchestra, dir. Yannick Nézet-Séguin ; Frankfurt Radio Symphony, Tito Ceccherini ; Les Violons du Roy, dir. Mathieu Lussier. 2020-CD:62'55"-Textes de présentation en français, anglais et allemand-Erato 0190295323073

Infatigable randonneur, Alexandre Tharaud n’en finit pas d’explorer les répertoires les plus hétéroclites et d’en susciter de nouveaux. Alors que son dernier album, Versailles, est encore frais dans les esprits, il nous revient déjà avec, à bout de doigts, trois œuvres concertantes contemporaines enregistrées ici pour la première fois. Trois œuvres commanditées par les trois formations qui l’accompagnent, mais écrites à son intention et dont il est le dédicataire. On notera que leur enregistrement ne date pas d’hier, celui de Future is a faded song ayant été réalisé en 2012 et celui de Left, alone et de Kuleshov en 2016 et 2017, respectivement.

Left, alone du Danois Hans Abrahamsen porte bien son titre, quel que soit le sens qu’on lui prête. Il s’agit, en effet, d’un concerto de soliste ("alone") pour piano main gauche ("left"), l’orchestre abandonnant quelquefois le pianiste dans un seul-en-scène ("left alone"). Né avec une main droite qui n’est pas complètement fonctionnelle -et néanmoins bon pianiste-, Abrahamsen avait déjà inscrit à son catalogue un autre concerto pour piano ainsi qu’une œuvre pour piano main gauche, October, auquel Left, alone emprunte un fragment sous une forme retravaillée au début du sixième mouvement. Cet ancien élève de Per Norgard, György Ligeti et Pelle Gudmundsen-Holmgreen, impliqué un temps dans le "Groupe de Musique Alternative" dont les œuvres entendaient véhiculer une idéologie sociale et politique, avait provoqué quelques remous au début des années ‘70 en intitulant sa Deuxième Symphonie Mouvement Anti-CEE -intitulé auquel il avait fini par renoncer après s’être aperçu que "la musique ne peut pas être contre". Sa musique "post-Darmstadt", condensée dans l’expression, combine finesse structurelle et gestes dramatiques, sans jamais céder aux sirènes des effets faciles. Left, alone se subdivise en deux parties de trois mouvements chacune. Dans la première, de facture classique, deux mouvements rapides encadrent un mouvement lent. La seconde inverse le schéma : un Prestissimo tempetuoso s’enchâsse entre un mouvement lent et un long finale constitué d’épisodes contrastés, dont les indications agogiques ne manquent pas de charme (In a tempo from another time – In a time of slow motion – Suddenly in flying time, "Fairy Tale Time"). Truffée de galops rythmiques à la Bartók, de gammes, de jeux avec les cordes dans le piano et d’interludes rêveurs, épurés, presque minimalistes, confiés au seul soliste, ce concerto vient alimenter la littérature non négligeable pour le piano main gauche, sans toutefois rivaliser, sur le plan de l’inspiration, avec des joyaux tels que l’illustrissime Concerto pour la main gauche de Ravel, le Paregon zur Symphonia domestica de Richard Strauss, le Concerto n°4 de Prokofiev ou les Diversions de Britten. Mais comparaison n’est pas raison et Alexandre Tharaud prend un réel plaisir à jouer cette œuvre qu’il a exécutée en concert en compagnie d’une dizaine d’orchestres différents à ce jour, dont ceux de la Radio bavaroise, de Birmingham, de Cologne et de Cleveland (excusez du peu !), ainsi que l’Orchestre National de France.

À l’occasion d’une interview accordée à Crescendo il y a quelques mois, Alexandre Tharaud a affirmé vouer une affection particulière aux œuvres du compositeur français Gérard Pesson, en qui il voit l’un des descendants de Ravel, "avec son côté secret, ses silences, sa façon de chuchoter". "Ma musique, précisait Pesson en 1996 à l’un de nos confrères du magazine Symphonia, postule, dans sa limite, la perte, la disparition". Future is a faded song est une œuvre aride, dans laquelle le pianiste et l’orchestre donnent un peu l’impression de jouer au ping-pong sans beaucoup s’amuser. "L’orchestre, fait d’alliages et de découpes, n’est jamais que le résonateur du piano qui a lui-même un double, comme une ombre légère : un second piano dans l’orchestre", écrit Pesson. Les cellules mélodiques ont été comme éclatées et les morceaux partagés entre les différents protagonistes. De note en note, de rebond en rebond, se crée ainsi une œuvre pointilliste au dénuement austère, au fil de laquelle on éprouve un sentiment incongru d’épuisement des ressources musicales. Tout se passe comme si le compositeur avait voulu s’astreindre à renoncer aux matériaux à sa disposition -thèmes, harmonie et richesse des timbres instrumentaux- pour tisser une partition émaciée dont on aurait gommé les deux tiers. "Musique d’un seul doigt parfois", souligne le compositeur, "épelant des fantômes de mélodies". De fait, on ne sait trop si c’est un futur en sourdine ou des bribes de mélodies sans avenir que dessine ce "faded song" dans ce concerto. Musique de l’expectative, des espoirs déçus, anxieuse, imprégnée d’un d’inertie feinte. Musique de faux-fuyants ou de vas-et-viens, qui s’entête à ne pas vouloir tendre inexorablement vers sa fin. Désespérément terne, elle se refuse à faire jaillir du piano d’autres couleurs que ses blanc et noir congénitaux ; c’est à peine si l’orchestre parvient, ça et là, à iriser la pâte sonore. Ravel, convenons-en, est ici peu présent… Adepte des gestes théâtraux, Pesson invite le soliste, en fin de parcours, à claquer le couvercle de son instrument (ultime économie ou obsolescence programmée ?) et à pianoter ensuite sur celui-ci avant de sombrer dans le silence. L’orchestre, paraissant refuser qu’on lui cloue le bec à lui aussi, tente péniblement de se remettre en branle, comme dans L’Apprenti sorcier de Dukas ; mais le ressort, déjà passablement distendu, finit par se rompre. L’anecdote rapportée par le compositeur pour expliquer ce dénouement énigmatique vaut d’être mentionnée: "Alexandre Tharaud avait commandé, il y a des années, un concerto à Maurizio Kagel qui, déjà malade, lui avait dit un jour au téléphone qu’il avait une idée que personne n’avait jamais eu[e] pour un concerto et qu’il ne lui révélerait que de vive voix lorsqu’il viendrait à Paris. Il est mort quelques semaines plus tard, emportant son secret qui est évidemment au cœur du dispositif de ma propre musique, comme impossible à penser -une matière noire. C’est ce secret non révélé qui est figuré lorsque le pianiste ferme brusquement le couvercle du piano vers la fin de l’œuvre et joue alors sur son instrument comme sur un tambour funèbre". Ce secret bien gardé rappelle -dans un tout autre contexte, il est vrai- l’épisode au cours duquel Prokofiev irrita le chorégraphe Lavrovski lorsque, lui jouant le dernier tableau de son Roméo et Juliette, il frappa soudainement sur le couvercle du piano les quinze coups fatidiques illustrant la mort de Tybalt. 

S’il nous fallait choisir, ce serait à l’œuvre du cadet des trois compositeurs représentés sur ce disque qu’iraient nos suffrages. Le concerto pour piano et orchestre de chambre d’Oscar Strasnoy ne s’intéresse que de loin au "théâtre musical" de Maurizio Kagel. En revanche, comme l’observe avec pertinence Alexandre Tharaud dans l’interview déjà citée, on retrouve chez ces deux compositeurs argentins un même sens de l’humour particulièrement raffiné. Et s’il n’est pas question de théâtre, le cinéma, lui s’insinue bel et bien dans la trame de l’œuvre. Les amateurs de septième art l’auront compris : c’est l’"effet Koulechov", du nom du cinéaste et théoricien soviétique Lev Koulechov, qui a dicté à Oscar Strasnoy la physionomie de son concerto. Koulechov conçut l’idée selon laquelle la perception dramatique d’une image est modifiée par l’impression laissée par celle qui la précède. Dès lors, l’"effet Koulechov" consiste à répéter une image identique, intercalée avec des images déviant sa signification. Pour traduire musicalement cet effet, Strasnoy conçoit son œuvre en forme de rondo et interroge l’auditeur : les figures qui donnent l’impression d’être répétitives le sont-elles réellement, ou leur signification dramatique change-t-elle à chaque reprise? Rescapé du désert monochrome hérissé de cactus dessiné par Pesson, on n’est pas déçu de trouver ici une oasis où se repaître de couleurs et reprendre de la vigueur. La mécanique semble ici inusable ; pour un peu, on croirait entendre dans le lointain les métronomes de Ligeti ou les pendules, coucous et tics-tacs déréglés de L’Heure Espagnole de Ravel, sinon entrevoir le spectre du finale du Concerto en Sol du même. Agrémenté d’accents "jazzy", ce concerto referme le programme sur une note enthousiasmante.

On ne saura reprocher à Alexandre Tharaud de ne pas s’être investi dans ces œuvres aux attraits inégaux. Celles-ci ne lui offrent malheureusement que peu d’occasions de briller. Bien souvent, d’ailleurs, il semble un peu perdu au milieu des orchestres qui lui donnent la réplique.

Un disque dispensable, donc, mais que les fidèles de Tharaud ne manqueront pas de se procurer quoi qu’il en soit.

Son 10 – Livret 8 – Répertoire 7 – Interprétation 10

 

 

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