Sturm Und Klang, 1984 et Blanc coupé
Après un dégourdissement jambier d’avant concentration auditive dans ses environs, je retrouve avec plaisir l’Alter Schlachthof (l’ancien abattoir d’Eupen , devenu centre culturel) -nous avions fait connaissance lors des Belgian Music Days-, sa terrasse (il fait soleil) baignée de musique actuelle, son bar intérieur et une exposition, temporaire et facétieuse, de sculptures en bois (Georg Thönnes), en fer et en acier (Hans Richter), de robots et objets ludiques (Heinz Birnbaum) et de peintures éclatantes (Erwin Radermacher) : mes lacunes abyssales en langue allemande ne font pas obstacle à un accueil chaleureux et on discute du changement de fût de Tongerlo, du rinçage des tuyaux et du tirage de la première bière.
Le concert s’inscrit dans la programmation de l’Ostbelgien Festival (qui s’étend en fait sur toute l’année) et est soutenu par l’European Composer & Songwriter Alliance, occasion pour Thomas Van Haeperen
et son ensemble de sortir du panier quelques partitions originales et, pour deux d’entre elles, de compositeurs de la région (enfin, presque, puisque Sarah Wéry, qui a étudié à Liège et en Allemagne, est maintenant basée à Bruxelles). Avec son patronyme inspiré, pour sa liberté et son potentiel d’émancipation, du Sturm und Drang, le mouvement politique et littéraire allemand de la seconde moitié du 18e siècle, on sait Sturm Und Klang orienté depuis plus de 20 ans vers la création contemporaine, dans une formation qui peut atteindre jusqu’à 15 ou 20 musiciens -son chef, qui a débuté avec des ambitions symphoniques, tient à cet assemblage de toutes les couleurs de l’orchestre- et ce soir, l’effectif comprend une petite dizaine d’instrumentistes (violons, alto, violoncelle, contrebasse, percussions, flûte, clarinette et piano).
Avec Pong, Moritz Eggert (1965-) convoque le premier jeu vidéo sportif, créé par l'Américain Nolan Bushnell, le fondateur d’Atari, où chaque joueur déplace une raquette virtuelle de haut en bas (et de bas en haut) sur un terrain de tennis de table vu du ciel, avec une balle dont la vitesse augmente au fur et à mesure du jeu : simple et populaire, un design et un décor sonore élémentaires -dans la pièce, le son part de la gauche vers la droite et revient de la droite vers la gauche, sur le demi-cercle scénique formé par les musiciens ; il se densifie, s’accélère et virevolte de plus en plus, jusqu’au final où chaque interprète s’invite sur l’instrument de son voisin : ludique.
Le rapport de la musique d’Henrik Strindberg (1954-) avec les (trois) images projetées pendant son exécution ne saute pas aux yeux et génère une étrangeté inquiétante, imminente et audacieuse, que parachève l’humeur grinçante du morceau : la foule immobile sur la place Tahrir au Caire, un ouvrier du bâtiment (au visage falsifié) assis sur une poutre métallique surplombant le vide lors de la construction de l'Empire State Building, une photo artistique d’Eva Hesse ; en trois instantanés hétéroclites unis seulement par leur place sur le frigo du compositeur, Bilder façonne un climat, fabrique une atmosphère.
Christian Klinkenberg (1976-) est chez lui à Eupen et présente, avec Nineteen Eighty-Four for chamber ensemble, une mise en bouche de son opéra (création en juin au Théâtre des Casemates de Luxembourg puis à l’Alter Schlachthof), basé sur le roman dystopique de George Orwell dont les prédictions résonnent aujourd’hui, pour nombre d’entre elles, comme des réalités intégrées de la vie de tous les jours : le suivi à la trace des comportements et des habitudes d’achat, la réécriture des faits dans les comptes-rendus médiatiques, l’obsession de la mise sous contrôle. Aussi à l’aise dans le jazz que dans le domaine contemporain, Klinkenberg joue de la notation graphique (et des couleurs, pleines comme sa musique) pour composer une expérience à la force rugueuse et acide, qui procède par vagues ravageuses et féroces -entre lesquelles intervient le texte, ici dit par Hans Reul, le directeur artistique du festival- et sonne comme un des deux moments forts du programme.
Après la pause vient XoOx !... du compositeur israélien Ziv Cojocaru (1977-) -il travaille également dans le domaine des musiques populaires, pour des productions télévisées, en plus de diriger et d’intervenir comme arrangeur- : une pièce aux mobilités vives et cassées comme des beach breaks, ces vagues qui se fracassent sur du sable, un fond remis sans cesse en cause par les mouvements récurrents de l’eau.
La création du nouveau morceau de Sarah Wéry (1987-) clôture le concert, dont elle présente la génèse de l’idée (dans un allemand à l’accent francophone -et aux mains italiennes- suffisamment prononcé pour que j’en note quelques bribes), vive et détachée à la fois : ça part du « whitetrash » (la classe méprisée des blancs pauvres aux Etats-Unis), passe par la « poubelle blanche » (à Bruxelles, les déchets résiduels finissent dans le sac blanc), le « blanc cassé » (la couleur), la cocaïne ou le crack (et les différences raciales ou sociales de ceux qui les consomment), pour arriver au coupé décalé (la danse africaine) et à la coupe blanche (l’abattage de tous les arbres d’une parcelle forestière), puis aboutir au Blanc Coupé, titre de l’œuvre, où interviennent harmonicas de bouche (la plupart des interprètes sont impliqués aux premières notes) et une pédale wah-wah qui module le son (parasite) de l’électricité d’un néon blanc vertical, capté par le jack métallique au bout d’un câble manipulé par l’instrumentiste (un peu à la manière dont on joue d’un thérémine) et à qui la compositrice, inspirée d’une expérience similaire, mais auprès d’enfants, a demandé d’en mimer le résultat sonore -un gag qui déride et instille le doute. Si le procédé n’est pas inédit (Wéry l’a repris d’un compositeur français dont je n’ai pas retenu le nom), le résultat, qui mèle image et son, est insolite et la pièce (ce n'est pas rare chez elle), excitée et originale -on en aurait bien repris une louche.
Eupen, Alter Schlachthof, le 26 mai 2023
Bernard Vincken
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