Yoann Tardivel, l’organiste qui fait redécouvrir Saint-Saëns

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L’organiste Yoann Tardivel nous offre un album dédié à la musique pour orgue de Camille Saint-Saëns (Editions Hortus). Après un disque dédié à César Franck, le musicien nous fait découvrir un pan entier encore trop méconnu de l’oeuvre de ce compositeur.   

Après des oeuvres de César Franck, votre nouvel album est dédié à Camille Saint-Saëns ? Pourquoi ce choix ?  

C’est justement en travaillant au disque consacré aux 3 Chorals de Franck que j’ai découvert la musique d’orgue de Camille Saint-Saëns. J’ai longtemps pensé que l’œuvre d’orgue de Franck n’avait aucun équivalent dans le répertoire romantique français. Le fait que son œuvre ait été à tel point sanctuarisée par des générations d’organistes accentue évidemment cette impression. Pendant les années où Franck conçoit les pièces d’orgue op 16 à 21, (un véritable événement dans notre répertoire!), Saint-Saëns était organiste à l’église de la Madeleine à Paris, et une personnalité importante du monde de l’orgue et pourtant alors qu’il est un compositeur a priori plus populaire que Franck, son œuvre d’orgue n’a pas réellement fait son chemin aux travers des décennies. Après avoir travaillé sur ce répertoire, je pense que de rapprocher cet alpha et cet oméga de la musique romantique est important pour bien cerner le développement de l’orgue romantique français tout autant qu’un certain nombre d’aspects propres à la nature de son répertoire.

Qu’est-ce que ces oeuvres nous apprennent sur l’art de Saint-Saëns ?

En dépit d’une grande cohérence de langage, les sources d’inspirations de la musique de Saint-Saëns sont multiples. L’histoire de l’orgue étant d’une grande richesse, cet aspect prend une certaine dimension avec cette partie de son catalogue. On peut trouver autant ses amours de jeunesse, comme Mendelssohn, que son amour intarissable pour Mozart, par exemple au début de l’Allegretto des Sept improvisations qui s’apparente aux lignes si pures que Mozart pouvait offrir dans sa musique sacrée. Dans la deuxième Fantaisie, une sorte de rêverie lisztienne précède une fugue relativement sévère et dans la troisième Fantaisie, c’est une guirlande presque debussyste qui précède une imitation de quatuor dont les lignes rappellent la musique de son élève Fauré. C’est cette étonnante diversité qui, pour moi, fait le prix de sa musique et qui confère, même à des œuvres de la toute fin de sa vie, une inaltérable impression de fraîcheur.

À l’écoute du disque, on découvre des pièces fines, narratives et plutôt colorées, assez loin de l’image académique et puissante que l’on peut avoir de l’orgue français avec Guilmant ou Widor. Cette impression est-elle fausse ?

Pour moi cela n’est pas qu’une impression ! Sans non plus déclasser les sonates de Guilmant ou les symphonies de Widor qui ont contribué de manière fondamentale à développer la technique de l’orgue moderne, il est clair que du point de vue musical, l’ambition n’est pas la même. Si Widor était l’organiste attitré de la maison Cavaillé-Coll, il m’apparaît que sa musique tend à montrer les possibilités de ces instruments tout en établissant un nouveau standard technique pour l’organiste qui serait amené à pratiquer ces orgues. Il faut prendre également en compte l’aspect liturgique. Depuis la fin du 17e siècle, les Livres d’orgue d’un Lebègue, d’un Couperin ou d’un Beauvarlet-Charpentier proposent aux organistes liturgiques des standards musicaux dont ils pourraient s’inspirer pour l’improvisation ou même qu’ils peuvent jouer à tel ou tel moment de l’office liturgique s‘ils ne pratiquent pas l’improvisation. Saint-Saëns est très loin de cette démarche. Il n’a composé que très peu de musique à fonction liturgique, et d’ailleurs ces pages n’atteignent pas vraiment le niveau de ce qu’on trouve chez Widor. Saint-Saëns était un authentique athée et ses relations avec le clergé qui l’employait ont été très difficiles. D’ailleurs pendant ses 20 années d’activité liturgique, il ne composera rien de substantiel pour l’orgue. Par contre, il était très engagé pour l’orgue de concert et a très souvent exprimé le souhait de voir des orgues apparaître autre part qu’à l’église. Sa musique d’orgue s’impose dès lors comme une musique principalement destinée au concert et, tout naturellement, Saint-Saëns a cherché à offrir à son instrument une musique qui traduit les grandes lignes esthétiques contemporaines, ce qui encore une fois le rapproche de Franck même si la motivation et le résultat musical sont évidemment très différents.

La très belle pochette du disque reproduit le tableau coloré “Vase de Coquelicots” d’Odilon Redon. Un choix là aussi plutôt inattendu pour illustrer un disque de pièces d’orgue de Camille Saint-Säens. Pourquoi ce choix ? Est-ce qu’il y a des liens stylistiques ou symboliques entre ce tableau et la musique ?

L’idée du vase de fleurs, venant en fait de Vincent Genvrin qui a assuré la direction artistique du projet, illustre le caractère sauvage et éphémère de l’improvisation saisie par la plume et couchée sur le papier. À partir de là, j’ai proposé Odilon Redon qui est l’un de mes peintres préférés. Né en 1835 et mort en 1916, Redon est finalement un contemporain de Saint-Saëns. Son évolution est tout à fait fascinante ; après s’être exprimé exclusivement en noir et blanc jusque dans les années 1890, il devient un maître de la couleur qu’il utilise avec une imagination absolument délirante au travers de sujets mystiques ou mythologiques. Vers la fin de sa vie, il reviendra au vase de fleurs et cultivera presque une sorte de néo-classicisme. C’est le fait de revisiter des modèles classiques qui m’a donné l’idée de rapprocher ces deux artistes et ce vase de fleurs est quasiment contemporain de la composition des Improvisations op 150. Mais Redon reste un choix personnel, et celui des coquelicots plus personnel encore. Lorsque j’ai montré la couverture du disque à la musicologue Marie-Gabrielle Soret, LA spécialiste de Saint-Saëns, elle a ri chaleureusement en disant avec malice « je crois que Saint-Saëns n’aimait pas du tout Redon »!

Pour cet enregistrement, le choix de l’instrument a été primordial. Vous vous en expliquez dans la notice de présentation, mais pouvez-vous nous dire quelques mots sur les caractéristiques attendues de l’instrument pour rendre justice à cette musique ?

Saint-Saëns avait des idées très claires en matière d’orgue. Il considérait que l’orgue romantique imaginé par Cavaillé-Coll était le point le plus parfait que la facture d’orgue ait connu. Il aimait également d’autres facteurs comme Joseph Merklin ou John Abbey. D’ailleurs, après quasiment 20 ans sans avoir écrit une note pour orgue seul, c’est un orgue de John Abbey qui lui redonnera envie de composer. Cet orgue qui était à l’église Saint-Séverin à Paris n’existe malheureusement plus aujourd’hui. Il avait des caractéristiques tout à fait intéressantes pour l’époque, traduisant la redécouverte des sonorités de la musique ancienne, et cet orgue, contrairement à ce qu’a dit la mauvaise campagne qu’il a subie pour justifier sa totale reconstruction dans les années 1960, disposait d’un grand nombre de tuyaux anciens datant du 18e siècle, conservés par John Abbey. J’ai cherché un orgue le plus proche possible de cette conception. L’orgue de la basilique Saint-Michel à Bordeaux a été de ce point de vue le parfait complice. D’une taille assez proche de celui de Saint-Séverin, une quarantaine de jeux sur 3 claviers/pédalier, il dispose de quelques jeux du 18e siècle intégrés dans une conception romantique réalisée par Joseph Merklin en 1869.

Après César Franck et Saint-Saëns, allez-vous continuer à explorer l’orgue français du XIXe siècle ?

En réalité, les musiques des 20e et 21e siècles restent la base de mon répertoire. L’exploration est donc le mot le plus juste pour qualifier ce projet Saint-Saëns ! Évidemment, en enregistrant quasiment coup sur coup Franck et Saint-Saëns, mon répertoire s’est « romantisé » de manière assez inattendue ! Et je dois avouer que je louche avec envie sur la musique de Boëly qui serait la prochaine étape pour continuer à étudier l’arbre généalogique de l’orgue français. Je suis également fasciné par la modernité de la musique de Tournemire qui reste, en plus d’un compositeur inspiré et passionnant, le compositeur qui était le plus dans son époque et qui offert à l’orgue une réelle contemporanéité, absolument unique dans le paysage organistique. J’ai également très envie de revenir à mon premier amour : Olivier Messiaen.

Vous êtes un grand admirateur de l’oeuvre de Messiaen. Enregistrer Messiaen n’est-il pas un passage discographique obligé ?

Étrangement, j’ai le sentiment que l’œuvre d’orgue d’Olivier Messiaen est de moins en moins jouée. Évidemment, la modernité d’œuvres telles que la Messe de la Pentecôte ou le Livre d’orgue dont les enjeux dépassent de très loin ceux de la musique d’orgue souvent bercée de conservatisme, rend l’approche assez difficile, et beaucoup d’organistes préfèrent jouer des œuvres comme l’Ascension qui seraient proches de standards organistiques plus traditionnels pour quelqu’un qui ne serait pas forcément particulièrement attiré par la musique du 20e siècle. Pour moi, les pages les plus saisissantes de Messiaen sont dans les Corps Glorieux autant que dans les deux cycles dont il est question plus haut, mais si je viens à enregistrer l’un ou l’autre de ces cycles, je le ferai plus par conviction et par amour profond de cette musique que parce qu’il s’agirait d’un passage obligé!

Quels seraient les défis liés à un projet discographique lié à Messiaen ?

Pour moi, le principal défi reste le choix de l’instrument. Comme aucune autre, la musique de Messiaen est intimement liée à un orgue en particulier, celui de l’église de la Trinité à Paris sur lequel Messiaen a honoré sa charge liturgique avec toute la foi qu’on lui connaît. Cet orgue fait partie de cette classe d’instruments qui ont définitivement quelque chose en plus. Sa douceur presque irréelle, sa puissance éclatante, ses couleurs intermédiaires exceptionnelles et variées en font un instrument magique, et on comprend que cette magie ait inspiré Messiaen, même au-delà de sa musique d’orgue. Je pense qu’il y a dans sa musique d’orchestre des sonorités composées à l’imitation de l’orgue de la Trinité. La qualité de facture de cet orgue fait que l’on peut largement en profiter encore aujourd’hui sur le vif, grâce à une saison annuelle de concerts, ou encore pendant l’office dominical où Thomas Lacôte répond à la présence de Messiaen au travers de ses propres œuvres et de ses improvisations. Mais l’orgue me semble un peu trop fatigué pour supporter un enregistrement, et beaucoup d’organistes sont pendus aux lèvres des décisionnaires publics dans l’attente d’un projet de relevage pour cet instrument, classé monument historique, qui en aurait bien besoin ! En attendant, trouver un autre instrument que celui-ci pour enregistrer Messiaen relève de l’enquête minutieuse et, à titre personnel, j’avoue ne pas encore avoir trouvé.

Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Improvisations et autres fantaisies. Yoann Tardivel, orgue Merklin de l'église Saint-Michel de Bordeaux. 1CD Hortus. Référence Hortus 172.

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

 

Crédits photographiques : Momoyo Kokubu

 

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