Scènes et Studios

Que se passe-t-il sur les scènes d’Europe ? A l’opéra, au concert, les conférences, les initiatives nouvelles.

Cédric Tiberghien, pianiste 

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Le pianiste Cédric Tiberghien est primé aux International Classical Music Awards 2020 dans la catégorie musique de chambre pour un album avec la violoniste Alina Ibragimova, sa partenaire musicale de longue date. Après avoir déjà marqué la discographie des grandes oeuvres pour violon et piano, ils récidivent avec un album “français” épatant, centré sur les sonates de César Franck et Louis Vierne. Crescendo Magazine vous propose une rencontre avec ce pianiste majeur de notre temps.  

Avec Alina Ibragimova, vous avez enregistré les grandes oeuvres du répertoire chambriste, mais vous n’aviez pas encore gravé la Sonate de César Franck. Comment est né ce projet ? 

La Sonate de César Franck est une oeuvre à côté de laquelle nous sommes passés pendant pas mal d’années. Nous jouons ensemble depuis 15 ans et nous avons fait le tour des grands classiques du répertoire : les sonates de Mozart, Beethoven, Schubert, Brahms.... Curieusement, nous n’avons joué cette oeuvre qu’à nos débuts, pour un enregistrement studio pour la BBC, sans jamais la jouer au concert. C’était notre seule aventure dans cette oeuvre ! Nous étions surpris de ne pas l’avoir rejouée depuis cette captation de studio. Mais en la remettant sur le métier, tout est venu naturellement. De plus, nous avions déjà à notre actif une incursion dans le répertoire français avec les sonates de Maurice Ravel et Guillaume Lekeu et cette expérience musicale française nous avait plu. Pour ce nouvel album, la Sonate de Franck s’est naturellement imposée. C’est une oeuvre omniprésente au répertoire des concerts et des disques, mais elle n’accuse pas le poids des ans. 

La sonate de Louis Vierne proposée en complément est une rareté. Qu’est-ce qui vous a orienté vers cette partition ?  

J’ai suggéré cette Sonate de Vierne que je n’avais pas encore jouée. Cependant, j’avais enregistré sa Sonate pour violoncelle avec Valérie Aimard et j’avais joué le Quintette avec piano qui est une oeuvre absolument extraordinaire. La Sonate pour violon est moins jouée que la Sonate de Franck, elle est plus mystérieuse mais aussi plus moderne dans certains traits d’écriture. Mais ces deux partitions présentent des points communs : les deux compositeurs étaient organistes et ils partagent un usage exhaustif du chromatisme sous toutes ses formes, même si de façon différente.

Leonard Slatkin, chef d’orchestre 

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On ne présente plus Leonard Slatkin tant le maestro étasunien est un grand nom de la vie musicale. Collaborateur régulier des grands orchestres, il est l’un des plus grands connaisseurs de l‘orchestre que ce soit par son immense discographie, ses articles ou ses livres sur le sujet. Tandis qu’il est avec son ancien Orchestre National de Lyon, pour finaliser un cycle Ravel, il répond à nos questions avec une célérité et une rapidité qui pourraient donner l’exemple à nombre de ses collègues musiciennes et musiciens.   

Vous êtes actuellement à Lyon pour compléter votre cycle Ravel pour Naxos. Comment est né ce projet d’enregistrer toutes les partitions de Ravel, absolument toutes, y compris les raretés comme Antar ou les Cantates de jeunesse ? 

Assez souvent, les personnes considèrent que Ravel n'est pas l'égal de Debussy. Pour moi, le degré de sophistication musicale et de brillance de la pensée originale de Ravel n'est pas entièrement reconnu. Lorsque je suis devenu directeur musical de l'Orchestre National de Lyon, ma première pensée a été d'essayer d'enregistrer les œuvres avec orchestre de Ravel. Naxos était très intéressé par cette ambition et le projet a pris forme. Jusqu’à présent, nous avons publié huit volumes y compris les deux opéras l’Heure espagnole et l’Enfant et les Sortilèges, sans oublier ses orchestrations comme celle du Carnaval de Schumann ou le Menuet pompeux de Chabrier. 

Est-ce que votre perception de Ravel a changé au cours de ce long voyage à travers ses partitions (l’enregistrement du cycle a commencé en 2011) ?

Il n'y a pas beaucoup de compositeurs qui n'ont pas écrit une seule mauvaise pièce ! Peut-être que les premières œuvres d'étudiants de Ravel ne sont pas de la même qualité, mais une fois qu'il est devenu une figure de la scène musicale française, il est presque impossible de trouver une partition qui ne soit pas de la plus haute qualité. Au cours du projet, il y avait quelques œuvres que je ne connaissais pas, et ce fut un plaisir de voir l’évolution continue de Ravel en tant que compositeur et musicien.

À Genève, une triomphale Marianne Crebassa 

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Durant cette saison, le Grand-Théâtre de Genève propose six récitals de chant avec piano. C’est pourquoi, ce dimanche 19 janvier, l’on y a applaudi Marianne Crebassa accompagnée du pianiste-compositeur Fazil Say dans un programme de musique française qui reprend partiellement le contenu de leur dernier enregistrement intitulé ‘Secrets’. 

Dans une longue robe rouge vif, la jeune mezzo affiche ce sourire vainqueur et cette bonhommie sympathique qui caractérisaient son Fantasio à l’Opéra-Comique ou sa Cenerentola à la Scala de Milan, tandis que Fazil Say s’impose comme un alchimiste des sons nimbant de teintes vaporeuses le Debussy peu connu des Trois Mélodies de 1891 sur des poèmes de Paul Verlaine : dès les premières mesures de « La mer est plus belle », elle se veut une diseuse soignant son élocution, corsant graduellement les demi-teintes pour s’élancer vers les extrémités de registre et laisser en points de suspension l’onde roulée de cloches déferlant sur « L’échelonnement des haies ». Dans une gestique ô combien maniérée, le pianiste propose ensuite les Trois Gnossiennes d’Erik Satie, comme s’il était en train de les improviser avec un toucher d’une rare finesse qui irise ensuite deux des Préludes du premier Livre de Claude Debussy, une Cathédrale engloutie se profilant dans une brume doucement sonore (comme requis par la partition) avant de faire résonner le grand orgue puis un Minstrels dégingandé par ses rythmes surprenants. Et la première partie s’achève avec deux pages majeures de Maurice Ravel : Shéhérazade, le triptyque de 1903 sur des poèmes de Tristan Klingsor, permet une fois encore à la chanteuse de faire valoir son art de la narration qu’elle sait rendre palpitante en profitant de la largeur des tempi pour susciter de véhéments contrastes de coloris, quitte à rendre l’aigu strident ; et c’est par de judicieux appuis sur les temps faibles que la Vocalise-étude en forme de habanera acquiert son déhanchement suggestif.

À Berlin, le Bruckner sans égal d'Herbert Blomstedt

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Associé au pianiste norvégien Leif Ove Andsnes, Herbert Blomstedt dirigeait, ce 16 janvier, l’Orchestre Philarmonique de Berlin dans le 22e Concerto pour piano de Mozart et la 4e Symphonie d’Anton Bruckner. 

Avec ses 92 printemps, Herbert Blomstedt, aujourd’hui doyen de la direction d’orchestre, donnait ce soir-là son cinquantième concert à la tête des Berliner Philharmoniker, couronnant ainsi une collaboration entamée il y a 44 ans. Émotion et admiration se mêlent devant cette haute stature venant prendre place devant l’orchestre d’un pas juvénile et s’apprêtant à diriger debout et sans partition.  Au piano, Leif Ove Andsnes venait poser un nouveau jalon de son itinéraire mozartien, le Mozart Momentum/1785-1786, projet qui amènera le pianiste norvégien à interpréter et enregistrer les œuvres phares de ces deux années particulièrement fécondes. 

Dylan Corlay et l'Intercontemporain

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Dijon retrouve avec bonheur l’Ensemble Intercontemporain, venu l’an passé au Consortium. Mais cette fois, c’est à l’Auditorium, en grande formation, et dirigé par Dylan Corlay dont on découvre les extraordinaires talents à cette occasion.

Le Concerto de chambre, pour 13 instrumentistes, écrit par Ligeti en 1969-70, fait maintenant figure de classique. Sa séduction est cependant intacte. Si les spécialistes y voient un jeu sur les intervalles, sur les timbres agrégés, sur les imbrications rythmiques, le néophyte se laisse prendre par la douceur de ces sons fondus, en un brouillard parfois suspendu, ponctué. Ainsi l’accord émis par l’orgue se poursuit-il à l’orchestre avec d’extraordinaires mixtures. Un régal. La fluidité, la poésie du « calmo », troublées par la stridence des bois après un accord puissant du piano, se retrouvent enfin. Les accents, les attaques de mètres irréguliers, imprévisibles, provoquent toujours le même effet (movimento preciso e mecanico). La plus large palette dynamique est sollicitée avec des coulées rompues par des incises violentes. Le presto virtuose, les gazouillements du piano et des bois, puis un passage fébrile qui s’épuise témoignent de l’art de Ligeti, mais aussi de l’excellence de la formation et de son chef. Dans la lignée de Ligeti, l’Islandaise Anna Thorvalsdottir nous propose Hrim (2009-2010), séduisante pièce aux couleurs singulières. Trémolos des cordes, touches discrètes des vents, déchirures pour aboutir à une sorte de grand choral, serein. Puis un unisson dont chacun s’écarte avec discrétion pour un épanchement lyrique, rompu par des arrachements de plus en plus violents, avant de retrouver le caractère initial où les cordes amorcent une mélodie touchante. Le charme est bien là.

Marie-Nicole Lemieux, Wagner sur le rocher

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Marie-Nicole Lemieux est cette année l' "Artiste en résidence" de l'Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo. Pour le concert d'ouverture de la saison au mois de septembre dernier, elle nous avait séduit dans les Sea Pictures d'Edward Elgar.
Pour le premier concert de 2020, Marie-Nicole Lemieux revient avec les Wesendonck Lieder de Richard Wagner. Superbement entourée, la contralto canadienne a enchanté le public par la rondeur et le moelleux de sa voix de soliste répondant aux splendeurs orchestrales sous la baguette du Maestro Eliahu Inbal.

L’éternelle jeunesse du Fine Arts Quartet

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Les jeunes quatuors en quête de notoriété abordent Beethoven avec les Razumovsky, Bartok et Chostakovitch avec leurs derniers chefs-d’oeuvre. A l’inverse, le Fine Arts Quartet, l’un des très grands du 20e siècle encore en activité, nous propose ce soir trois œuvres de jeunesse, que l’on entend rarement au concert. Une grande tournée internationale l’a conduit à Dijon, où il n’était pas réapparu depuis 2011 (fabuleux concert avec Menahem Pressler). Comment, du reste, ne pas faire le parallèle entre le regretté Beaux Arts Trio de ce dernier et notre quatuor ? La ressemblance ne s’arrête pas aux titres. Les deux formations ont en partage la longévité -nées aux Etats-Unis après la seconde guerre mondiale- l’abondance des concerts et des enregistrements, le répertoire illustré, et, surtout, l’appartenance au panthéon des interprètes.

En première partie, le programme associe deux œuvres insouciantes, heureuses, d’une jeunesse manifeste. Beethoven tout d’abord avec le Quatuor en sol majeur opus 18 n°2 écrit au tournant du siècle, œuvre souriante sur laquelle plane l’ombre de Haydn. Entre le style galant, aux traits cocasses, et quelques rares rêveries ou effusions romantiques, c’est un Beethoven encore mal dégrossi. La perfection souveraine du Fine Arts Quartet, tout en ne sacrifiant jamais l’énergie juvénile, la fraîcheur, gomme les aspects un peu frustes, lourdauds du jeune Beethoven pour une élégance aristocratique. Le premier mouvement, vigoureux, tonique, l’adagio cantabile et son allegro surprenant, si magistralement joués soient-il, paraissent toujours un tantinet prétentieux et artificiels. Heureusement, le scherzo virevoltant, savoureux, nous réconcilie avec ce jeune Beethoven. Quant au finale, où s’affirme davantage la vraie nature du compositeur, son bonheur simple relève de l’évidence. La traduction qu’en donnent les musiciens du quatuor est d’une qualité exceptionnelle, avec un art de ménager les attentes, de suspendre le discours pour renouveler les expressions et structurer l’architecture.

Nouvel an à l'OSR

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Au cours de chaque saison, les Amis de l’Orchestre de la Suisse Romande organisent deux soirées symphoniques, dont un Concert de l’An ; l’aide financière de la Fondation Francis & Marie-France Minkoff leur permet d’inviter ainsi un chef et un soliste de renom. C’est pourquoi, le 15 janvier, l’on a fait appel à Ludovic Morlot, chef émérite de l’Orchestre Symphonique de Seattle, et à Renaud Capuçon qu’il n’est plus nécessaire de présenter.

La première partie du programme est consacrée à Antonin  Dvořák  et débute par une oeuvre peu connue, la Suite en la majeur op.98 dite ‘Américaine’, conçue pour piano en 1894 et orchestrée l’année suivante avec le numéro d’opus 98b. Du Moderato initial se dégage une tendresse nostalgique qui assouplit les fins de phrases mais qui se perd dans l’entrelacs des variations, brouillonnes dans leur enchaînement, ce que tente de corriger le Vivace subséquent par l’articulation de ses tutti. Grâce à l’intervention des bois, l’Allegretto paraît sautillant, tandis que les cordes enveloppent la berceuse de demi-teintes qui se corsent  d’élans exubérants pour une gavotte qui se veut pompeuse. Mais que cette page semble terne et peu inspirée par rapport aux deux premières Danses slaves de l’opus 72, élaborées en 1886, cultivant les contrastes afin de laisser affleurer la veine lyrique ; et les deux dernières de l’opus 46, datant de 1878, jouent de nonchalance déhanchée pour parvenir à un furiant enlevé avec panache. 

« Le serpent a sonates », nouvelle série de concert au Centre de Musique de Chambre de Paris

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Inauguré en novembre 2015 par le violoncelliste Jérôme Pernoo, le Centre de Musique de Chambre de Paris aborde ses concerts sous des formes nouvelles, libérées de tous les carcans et cérémonials de la musique classique. Il crée des spectacles musicaux où une troupe d’interprètes, dont la plupart sont des étudiants et des jeunes diplômés du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, jouent tous les morceaux du grand répertoire par cœur, avec des mouvements et des déplacements minutieusement réglés selon le scénario et la mise en espace de Jérôme Pernoo. Le spectacle est conçu pour mettre en valeur le compositeur et les contextes historiques et artistiques des œuvres choisies. En résidence à la Salle Cortot attachée à l’Ecole Normale de Musique de Paris, idéale pour la musique de chambre, ils présentent le même programme neuf fois, les jeudis, vendredis et samedis à 21h pendant trois semaines. Il est précédé par le « single » à 19h30, un concert où une jeune formation de chambre (trio, quatuor…) joue une seule œuvre d’une durée de 30 à 45 minutes. Entre ces deux concert, « Freshly composed » permet à des jeunes compositeurs de présenter en 10 minutes leurs dernieres œuvres qu’ils interprètent eux-mêmes. Afin de préparer les représentations, les musiciens suivent des répétitions en immersion, presque en stage intensif, pour s’imprégner de la musique. Cela tisse un lien étroit entre eux, crée une unité, ce qui transparaît en toute évidence dans leur interprétation qui atteint toujours un niveau de perfection étonnant. Autre grand succès du CMCP, c’est « Bach and Breakfast » : les spectateurs sont accueillis, un dimanche matin, par un café, un croissant et une partition, en l’occurrence une cantate de Bach ; après une répétition avec un chef de chœur, ils chantent lors d'un concert qui suivra.

Melancholia, par les Dissonances

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Proposé à Dijon avant la Philharmonie de Paris, Caen, puis Le Havre, le concert est intitulé « Melancholia », sans que l’on en comprenne bien le sens. Référence à Dürer, à Lars von Trier, dont le film peignait la résignation dans l’attente de la fin du monde ? La question demeure sans réponse, comme l’œuvre de Charles Ives… Etat de tristesse accompagnée de vagues rêveries ? Certainement pas.

En effet sont couplées deux œuvres dont le rapprochement est pour le moins inattendu. C’est une gageure que Rendering, restitution d’ébauches laissées par Schubert, en forme de 10e symphonie, organisée en trois mouvements, complétée et instrumentée par Luciano Berio. L'ensemble associe aux fragments originaux une trame où notre compositeur laisse vagabonder son imaginaire. « Tout en travaillant sur les esquisses de Schubert, je me suis proposé d’appliquer les critères modernes de restauration, qui s’efforcent de « rallumer » les couleurs d’époque, sans pour autant cacher les atteintes du temps et les vides inévitables dont souffre l’œuvre, comme c’est le cas de Giotto à Assise. »  L’œuvre fut commandée et créée par le Concertgebouw d’Amsterdam. Plus qu’une curiosité, l’exercice est à la fois gratifiant, essentiellement dans les passages où Schubert n’est plus que prétexte, et frustrant pour qui viendrait y découvrir un semi-pastiche. On glisse ainsi de séquences authentiquement schubertiennes à des incises où la thématique donne lieu à un traitement original de déconstruction-reconstruction. C’est savoureux dès le premier allegro. L’andante, avec le célesta, commence de façon incertaine avant que Schubert se dévoile, prenant parfois les couleurs prémonitoires de Mahler ou la légèreté aérienne de Mendelssohn, avec des soli admirables. Le traitement des bois nous ravit. L’allegro final surprend par son écriture recherchée, sa polyphonie plus riche que celle que nous connaissons de Schubert avec, toujours, cette alternance de passages « originaux » et la fantaisie des séquences de Berio. Manifestement, les musiciens s’amusent comme ils le feraient dans une parodie de Gerard Hoffnung. L’émotion reste superficielle, formelle. Schubert ne sort pas grandi de cette aventure, malgré les qualités rares des interprètes.