Erich Kleiber et Jean Martinon, deux légendes réunies

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Erich Kleiber et Jean Martinon - Les enregistrements 78 tours Decca. Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : Bérénice, opéra HWV 38, acte 2 (extrait : Andante larghetto). Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Symphonie n° 40 en sol mineur, K. 550. Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Symphonie n° 6 en fa majeur, op. 68 « Pastorale ». Josef Strauss (1827-1870) : Sphärenklänge, valse op. 235. Johann Strauss fils (1825-1899) : Der Zigeunerbaron, ouverture. Antonín Dvořák (1841-1904) : « Carnaval », ouverture op. 92. Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893) : La Pucelle d’Orléans, opéra TH 6, acte 1 (extrait : air « Adieu, forêts »). Emmanuel Chabrier (1841-1894) : Suite pastorale pour orchestre. Maurice Ravel (1875-1937) : Le tombeau de Couperin pour orchestre, M. 68. Eugenia Zareska, mezzo-soprano. London Philharmonic Orchestra, direction : Erich Kleiber, Jean Martinon. Enregistré entre le 13 mai 1947 et le 25 avril 1949 au Kingsway Hall, Londres. Édition 2019. Livret en anglais. 2 h 7 min. Double CD Decca « Eloquence » 4829386.

Réunir en un double CD deux chefs d’orchestre aussi légendaires que l’Autrichien Erich Kleiber (1890-1956) et le Français Jean Martinon (1910-1976) peut paraître de prime abord saugrenu, vu la dissimilitude de leur répertoire. Trop tôt décédés tous deux au même âge et à 20 ans d’intervalle, leur art a pourtant une base commune, toute d’élégance, de raffinement et de subtilité. En tout cas ce qui les rapproche ici, ce sont leurs 78 tours Decca gravés au Kingsway Hall de Londres fin des années 40, juste avant l’avènement du microsillon, et cela avec un orchestre commun, l’admirable London Philharmonic fondé -parmi d’autres- par Sir Thomas Beecham en 1932.

Respectivement en 2004 et 2006, Decca, dans deux coffrets de sa belle série « Original Masters », avait déjà réuni les gravures 1951-1960 de Jean Martinon, et 1949-1955 d’Erich Kleiber mais, pour ce dernier, avait aussi inclus la Symphonie n° 40 de Mozart et la Symphonie Pastorale de Beethoven avec le LPO, ici présentes, mais à l’époque, sans daigner corriger le pleurage et les erreurs de raccords de face de la bande magnétique de la Pastorale, issue des transferts des 78 tours originaux. Dans l’édition « Eloquence » actuelle, le remarquable ingénieur du son Mark-Obert-Thorn semble être parti de cette même bande, mais en y apportant son légendaire savoir-faire pour des corrections optimales de ces défauts. Il est toutefois permis de préférer la version ultérieure avec le Concertgebouw d’Amsterdam, mieux enregistrée (28 septembre 1953). Le reste de ces deux disques propose des premières en CD.

Qui ne connaît ces extraordinaires photos prises à Berlin lors d’un banquet à l’été 1929, où un petit homme est flanqué à sa gauche d’Otto Klemperer et Wilhelm Furtwängler, et à sa droite d’Arturo Toscanini et Bruno Walter ? Photos pour l’éternité… Ce petit homme est Erich Kleiber, petit par la taille, mais immense musicien ! En 1923, à l’âge de 33 ans, il devient l’un des meilleurs défenseurs de la musique moderne européenne et directeur musical de l’Opéra National de Berlin avec l’orchestre duquel il commence à enregistrer pour Vox, Deutsche Grammophon, puis avec d’autres orchestres pour Electrola et Telefunken : le 31 janvier 1938, il grave même pour ce dernier label une Symphonie n° 2 de Beethoven avec l’Orchestre National de Belgique ! Il épouse l’Américaine Ruth Goodrich qui lui donne un fils en 1930, Karl, devenu plus tard le chef charismatique Carlos Kleiber.

Après la guerre, il devient artiste Decca, avec ses premières gravures du 20 février 1948 au 25 avril 1949, proposées ici, utilisant le procédé « FFRR » (Full Frequency Range Recording - Enregistrement Complet de la Plage de Fréquences) développé à l’origine par les ingénieurs de Decca pour détecter et identifier les sous-marins allemands grâce aux bruits de leurs moteurs. Si les Symphonies n° 40 de Mozart et n° 6 « Pastorale » de Beethoven nous sont familières dans les interprétations d’Erich Kleiber, l’une énergique révélant le côté fiévreux et tragique, l’autre transparente dans son caractère olympien, l’Andante larghetto de l’opéra Bérénice de Haendel est une belle découverte dans la noble vision de Kleiber même si certains feront, à tort, la fine bouche en prétextant qu’on ne doit plus jouer Haendel de la sorte… Par ailleurs, les deux pages de la famille Strauss sont jouées avec une élégance et un chic désarmants, tandis que Carnaval de Dvořák évite le piège d’une interprétation exagérément bruyante et extérieure.

Pour Jean Martinon, Decca fut le premier label discographique dès le 13 mai 1947, et ses trois premières gravures ici présentes, en 78 tours, le montre déjà très à l’aise non seulement dans la musique française où il excelle en poète, mais aussi dans la musique russe qu’il aime profondément (Borodine, Prokofiev - les sept Symphonies !…). Né à Lyon le 11 janvier 1910, Jean Martinon étudie le violon, l’harmonie et la composition (respectivement sous Jules Boucherit, Vincent d’Indy et Albert Roussel) au Conservatoire de Paris. Sa carrière de chef d’orchestre est interrompue par la guerre en 1940 et il est interné par les nazis jusqu’en 1943 ; il se fait connaître internationalement en 1946 lorsqu’il remplace au pied levé Charles Munch indisposé (lui aussi artiste Decca à cette époque), lors d’une tournée en Angleterre. Remarqué par le London Philharmonic pour son charisme et son talent, il en est aussitôt nommé chef associé, début d’une intense communion artistique.

Si les deux Suites d’orchestre de Chabrier et de Ravel souffrent du manque de certaines reprises, dû à la durée réduite des 78 tours, il n’en reste pas moins que les interprétations en elles-mêmes sont vraiment idéales dans la couleur, l’équilibre, la suggestion, l’évocation poétique. Tout comme Martinon chante naturellement dans son arbre généalogique, le LPO a parfaitement compris et restitué l’essence même de la musique française de l’époque.

Quant à Eugenia Zareska (1910-1979), la mezzo-soprano polonaise superbement accompagnée par Martinon dans l’air Adieu, forêts de l’opéra de Tchaïkovski La Pucelle d’Orléans, elle se produisit souvent à Paris, comme Marina dans Boris Godounov de Moussorgski : elle est d’ailleurs une extraordinaire Marina dans l’enregistrement parisien légendaire de Boris dirigé par l’admirable Issay Dobrowen (Warner Classics ou Naxos), où elle interprète en outre un tout aussi remarquable Fiodor.

Pour terminer, un petit regret : il est bien dommage que Decca n’ait pas retrouvé les matrices, jamais publiées, du Concerto pour piano n° 20 en ré mineur K. 466 de Mozart par l’excellente Monique Haas, le LPO et Martinon, gravé en janvier 1947 et qui aurait étoffé quelque peu cette très modeste discographie des 78 tours du grand Jean Martinon…

Son : 8 - Livret : 9 - Répertoire : 10 - Interprétation : 9

Michel Tibbaut

 

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