Les Enfants du Levant … sur le Lac Léman   

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A Genève, à côté d’une institution officielle comme le Grand-Théâtre, largement soutenue par le Département des Affaires Culturelles de la Ville, diverses compagnies s’affairent à promouvoir l’art lyrique. L’une des plus méritoires est assurément ‘Opéra-Théâtre’, fondée en 1989 par Michèle Cart, dont l’objectif est de mettre en valeur autant le jeu que la musique.  Pour faire découvrir le genre à un jeune public, s’est créée, en 2001, une sous-section intitulée ‘Opéra-Théâtre Junior’ qui, en 2018, avait déjà proposé un ouvrage d’Isabelle Aboulker, Jérémy Fisher. Aujourd’hui, la compagnie a vingt ans d’existence ; afin de commémorer cet événement, a été choisie une autre de ses œuvres, Les Enfants du Levant, représentée en octobre 2001 par le CRéA *(Centre de création vocale et scénique) à Aulnay-sous-Bois.

Bouleversant est le mot qui vous vient à l’esprit après avoir été pris à la gorge durant près de deux heures par l’atroce évocation d’un bagne pour enfants sur l’Ile du Levant, la plus sauvage des îles d’or en Méditerranée. En février 1861, une soixantaine d’enfants abandonnés, orphelins, délinquants mineurs, dont les plus jeunes n’ont pas six ans, quitte la Prison de la Roquette à Paris pour aller à pied jusqu’à la Colonie pénitentiaire de Sainte-Anne sur l’Ile du Levant, au large de Toulon. Durant plus de septante années, une centaine d’entre eux, victimes de conditions de vie insalubres, maladie, malnutrition, sévices sexuels, trouvera la mort. 

De ce fait tragique, Claude Gritti tirera un livre, Les Enfants de l’Ile du Levant, publié par Jean-Claude Lattès en 1999. Dans la foulée, Christian Eymery, co-directeur du CRéA, l’adaptera sous forme d’un livret que mettra en musique Isabelle Aboulker en réalisant un opéra pour enfants. Sa partition impressionne par l’écriture chorale homophonique qui privilégie la simplicité de la ligne mélodique. Le rythme naturel de la déclamation se pimente sporadiquement d’un dynamisme ‘jazzy’ qui émoustille les jeunes frimousses, comme un clin d’œil au Ravel de L’Enfant et les Sortilèges. Un canevas orchestral tissé par treize musiciens  est soutenu par un piano et une percussion simple qui en constituent le soubassement. Ici, deux chanteurs professionnels, la mezzosoprano Marie Hamard et le baryton Davide Autieri, sont les voix qui osent proclamer l’injustice flagrante de cette maltraitance, tandis que trois comédiens, Bastien Blanchard, Antoine Courvoisier et Angelo Dell’Aquila, narrent les faits historiques avant de s’emparer des rôles de la force de frappe. 

Pour ces représentations genevoises, l’action qui a pour cadre une île, se déroule sur une barge flottante arrimée à proximité de la Plage de la Savonnière près de Collonge-Bellerive. Alors que, sur une construction en gradins, le public lui fait face, le plateau de jeu n’a pour cadre qu’un amoncellement de travées de bois et de caisses pouvant servir de cachot, unique décor conçu par Michel Faure, jouxtant un escalier métallique surmonté d’une passerelle où, sporadiquement, apparaissent les directeurs de ce pénitencier. Le jeu des éclairages habilement élaboré par Marc Heimendinger souligne la violence d’une trame que met en scène Michèle Cart en donnant à chaque enfant de la Maîtrise du Conservatoire Populaire un véritable rôle qu’il tient à jouer avec une rare conviction et qu’il chante avec un enthousiasme et une sûreté rythmique inculquée, durant les longues semaines de préparation, par Magali Dami et Fruzsina Szuromi qui peuvent être fières du résultat. Vêtus par Anna Pacchianni du tout-venant comme de pauvres hères, ces gosses de tous les âges osent s’en prendre à leurs tortionnaires qui se sont réservé les coloris blanc et ocre de la classe supérieure. Tandis que l’un des mioches s’éteint dans les bras d’un plus âgé que lui, un mouvement de révolte finit par gagner les détenus qui se hissent sur les caissons pour prendre le Ciel à témoin de leur pitoyable condition. Et leur véhémente revendication est soutenue par l’ensemble instrumental encastré sous l’escalier qui, sans le moindre décalage,  suit avec précision la direction d’Arsène Liechti, sachant mettre en valeur la qualité de l’écriture orchestrale. L’inévitable sonorisation, habilement élaborée par Rémy Cassini, produit un véritable équilibre entre le plateau et l’accompagnement, même si la compréhension des parties chorales est rendue difficile, voire même impossible par la distance avec le public. 

Lorsque pointe l’espoir d’une libération, le spectateur abasourdi écrase une larme, puis, à lumières éteintes, applaudit à tout rompre cette remarquable production qui rend justice à ce chef-d’œuvre d’Isabelle Aboulker.                            

Paul-André Demierre

Genève, Plage de la Savonnière à Collonge-Bellerive, le 3 septembre 2022

Crédits photographiques : Isabelle Meister

 

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