Les quatre ailes de Marie Trautmann-Jaëll (I)

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Suite de notre série consacrée aux compositrices du XIXe siècle sous la plume Anne-Marie Polomé. Cette nouvelle série d'article est dédiée à Marie Trautmann-Jaëll.  Comment une Alsacienne née au XIXe siècle déploie « quatre ailes »  : pianiste virtuose, épistolière écrivaine, compositrice inspirée, pédagogue scientifique

Dans certaines familles, la musique semble faire partie des gènes et elle est transmise de génération en génération. Ce n’est pas être le cas pour Marie Jaëll, née Marie Christine Trautmann le 17 août 1846 à Steinseltz, commune du nord de l’Alsace près de la frontière allemande. La musique ne fait pas partie des distractions favorites de ses parents, si on néglige celle qu’ils peuvent entendre au temple et lors des fêtes locales.

La famille

Marie vient d’une famille aisée. Son père Georges Trautmann (1815-1891) est un agriculteur, grand propriétaire terrien qui a valorisé l’utilisation de machines agricoles. Pendant plusieurs années, il est le Maire de Steinseltz où il fait installer plusieurs nouvelles fontaines. En 1846, année de naissance de Marie, le village compte 666 habitants.

Originaire de Steinseltz, sa mère Christine Schopfer (1818-1878), mariée en 1837, est une bourgeoise cultivée qui chérit particulièrement sa petite dernière. Elle invite parfois ses voisins, des paysans aisés, à des soirées de lecture et de discussions auxquelles Caroline, l’aînée des filles, aime participer.

Marie a aussi un frère, Georges Trautmann (1838-1895), qui épouse en 1869 Marie-Madeleine Rupp (1851-1895), originaire du même village. Passionné par l’agriculture, il s’occupera des terres de son père, au grand bonheur de ce dernier, et ne quittera pas Steinseltz.

Caroline (1840-1888), la grande sœur fort admirée par Marie, maîtrise très tôt le latin, l’anglais et l’italien en plus de l’alsacien, de l’allemand et du français. Conrad Diehl (1843-1918), un médecin né à Buffalo, capitale du Comté d’Erié dans l’Etat de New-York, fait sa connaissance lors d’un voyage en Alsace en 1867. Il l’épouse à New-York le 5 mai 1869 et ils auront trois enfants, les « neveux d’Amérique », Clara, Charlotte et George. Caroline décèdera à 48 ans, au retour d’un séjour en Alsace, peu avant que le bateau atteigne New-York.

Marie est très attachée aux enfants de sa sœur et à Madeleine Rempp, sa cousine germaine du côté maternel, devenue Kiener par son mariage. Les enfants de Madeleine, Léon, Marie, Fritz, André et Hélène lui témoignent beaucoup d’affection et l’appellent « tante ». Marie Kiener (1872-1941) deviendra son élève et, dans son courrier avec sa « tante », elle n’hésite pas à signer « Ta fille ».

L’ éveil d’une vocation

Nous sommes en 1851. Marie Christine, qu’on appelle simplement Marie, a 5 ans. Sur la place du marché de Steinseltz, elle assiste avec sa mère à un spectacle coloré offert par des Tsiganes. Les femmes virevoltent, donnent le rythme aux tambourins, tapent du pied, les violonistes se lancent dans une fugue joyeuse à laquelle se joignent les fifres. Marie est émerveillée. La troupe a fait éclore la passion de sa vie : la musique. Rentrée à la maison, elle harcèle son père pour qu’il lui achète un instrument et lui permette d’apprendre à jouer comme les Tsiganes, mais celui-ci, un grand bourgeois, estime inconvenant qu’une fille joue du fifre ou du violon. La petite menace alors de s’enfuir avec les Tsiganes qui eux, lui apprendront à en jouer ! Après une courte réflexion, le père propose de lui offrir un piano, un des rares instruments acceptables pour une fille de son milieu : elle pourrait apprendre des airs populaires et animer, à la maison, les longues soirées d’hiver. Cet instrument la portera au firmament de l’art pianistique.

Le développement d’une grande artiste

 Toute sa vie, le piano sera la passion de Marie. Sa mère la soutiendra et sera son impresario et son attachée de presse jusqu’à sa mort à Paris, le 3 octobre 1878. C’est elle qui instruit sa fille, car elle ne fréquente pas l’école publique. Son premier professeur privé de piano est l’instituteur du village voisin. Ses progrès sont rapides et, à 8 ans à peine, sa mère l’accompagne à Stuttgart où elle profite de l’enseignement de qualité du pianiste, organiste, chanteur et compositeur Franz B. Hamma. Il lui organise sa première audition le 14 décembre 1855 -Marie a 9 ans. Présent pour l’occasion, Ignaz Moscheles (1794-1870) déclare que cette enfant fera quelque chose de grand dans le domaine musical. Elle est invitée à participer à plusieurs concerts. Le 11 avril 1856, un journal de Wissembourg écrit : La jeune Marie Trautmann nous a donné un nouveau concert samedi dernier. Comme la première fois, la petite Marie a ravi et émerveillé son public. La grande habileté d’accompagnement, l’étonnante précision de son jeu, en un mot, le profond sentiment musical dont cette enfant artiste fait preuve, lui ont assuré, de nouveau, un succès complet. La même année, Gioacchino Rossini lui reconnaît à son tour un grand talent après l’avoir entendue à Wildbald (Forêt Noire).

En décembre 1856, sa mère la présente à Henri Herz (1803-1888), professeur de piano au Conservatoire de musique de Paris. D’origine viennoise, il est l’un des pianistes-compositeurs les plus célèbres sous la Restauration. Malgré le jeune âge de Marie, 10 ans, il accepte de lui donner des cours privés. Grâce à lui, elle donne ses premiers concerts à Paris. L’enthousiasme du public et du professeur sont tels que, l’année suivante, elle est invitée à se produire à Londres devant la Reine Victoria qui apprécie sa prestation et lui offre même un bijou. On lui reconnaît un toucher délicat et sensible qui ne cherche pas à impressionner artificiellement.

Malgré les déplacements nombreux, elle suit aussi des cours à Strasbourg avec le pianiste, compositeur et chef d’orchestre réputé Louis Liebe (1819-1900). Soutenue par sa mère, elle effectue des tournées de concerts en Allemagne, en Suisse, à Paris, en Angleterre et, naturellement, en Alsace : de 1855 à 1862, elle se serait produite 145 fois en concert. Sa réputation dépasse déjà les frontières. En 1859, le Nouvelliste Vaudois et Journal National Suisse avertit ses lecteurs : Mademoiselle Trautmann a à peine 12 ans. Nous sommes assez peu disposés à croire aux enfants prodiges, mais le talent précoce de Mlle Trautmann a vaincu partout les natures les plus rebelles à ce genre de miracles. Nous nous promettons de nous retrouver, lundi soir, à la salle des concerts et nous engageons tous nos lecteurs à faire comme nous. Ovations, fleurs, articles dithyrambiques ne l’impressionnent guère : son rêve de petite fille est simplement en train de se réaliser et le piano la fascine tant que le reste lui semble sans importance.

A 16 ans, elle est acceptée au Conservatoire de Paris et elle obtient un premier prix de piano après 4 mois de cours. Subjugué, son professeur, également facteur de pianos, lui offre un piano à queue qu’elle conservera toute sa vie. 

Au début de 1866, ses tournées la mènent à Baden (actuelle Baden-Baden), station balnéaire allemande très à la mode. On y croise bon nombre d’aristocrates et de grands musiciens qui jouent dans toute l’Europe et parfois même aux Etats-Unis. 

Alfred Jaëll (5 mars 1832 - 27 février 1882), son époux depuis 1866

A Baden, Marie reçoit les conseils d’Alfred Jaëll, un pianiste virtuose autrichien né à Trieste, cité austro-hongroise à l’époque, enfant prodige lui aussi. Il eut Carl Czerny pour professeur et commença sa carrière à 11 ans, au Théâtre San Benedetto de Venise. En 1844, il étudia avec Ignaz Moscheles à Vienne et, en 1845 et 1846, il suivit des cours à Bruxelles puis à Paris. Il est l’un des premiers pianistes européens à s’être produit aux Etats-Unis où il a récolté un très grand succès et où il restera de 1851 à 1854. On lui doit une soixantaine de compositions et des transcriptions pour piano d’œuvres de Berlioz, Verdi, Gounod, Haëndel, Wagner, Mendelssohn,... En 1856, il est nommé pianiste à la Cour de Hanovre où il côtoie Johannes Brahms, Robert Schumann, Anton Rubinstein et Henri Vieuxtemps.  Il se lie d’amitié avec Franz Liszt (1811-1886) à qui il avait été présenté à l’âge de 13 ans et dont il interprète les œuvres, parfois même avant leur publication.
Dans une lettre datée de 1876, Alfred Jaëll écrira à Liszt : Cher Maître, comment vous remercier pour votre bonté pour Madame Jaëll et ma misérable personne ! Aussi, croyez bien que si vous nous ordonniez d’aller « au feu » nous le ferions avec le plus grand empressement.  Et dès 1855, il met des œuvres de Liszt à son répertoire, contribuant à diffuser sa musique.

La réputation européenne des Jaëll

La mère de Marie, jusqu’alors d’une énergie inépuisable, veut assurer l’avenir de sa fille de 20 ans. Elle a remarqué l’intérêt que lui porte Alfred Jaëll mais, dévorée par sa passion musicale, Marie ne songe pas au mariage. Alfred se montre un amoureux passionné et romantique, comme le suggèrent ses lettres. Le 9 août 1866, elle épouse à Paris ce pianiste polyglotte de 14 ans son aîné et devient Marie Jaëll. C’est en artiste confirmée qu’elle est introduite dans le monde cosmopolite de son mari, musicalement si riche. La Suisse accueille leurs premières tournées en binôme. Marie et Alfred Jaëll s’installent à Paris où ils donnent de nombreux concerts. Marie fait dès lors partie de l’élite musicale européenne et ils sillonnent l’Europe et la Russie où ils voguent de triomphe en triomphe. Fait rare à une époque où les femmes mariées devaient renoncer à leur propre carrière, Marie apparaît sur pied d’égalité avec Alfred. Le jeu des époux diffère, chacun a gardé sa personnalité : celui d’Alfred est plein de finesse, celui de Marie est devenu puissant, viril et impétueux. 

En 1875, la revue musicale parisienne Le Ménestrel écrit : Madame Marie Jaëll, qui joint à son remarquable talent une mémoire prodigieuse, a joué successivement avec une puissance et une expression peu communes la dernière sonate de Beethoven, un nocturne de Chopin, un capriccio de Mendelssohn et, pour la première fois à Paris, la deuxième série des variations composées par Brahms, sur un thème de Paganini. Monsieur Jaëll qui s’était modestement effacé devant sa femme au point de ne pas jouer de morceau solo, a exécuté avec elle deux brillantes compositions pour 2 pianos de Monsieur Saint-Saëns, puis un allegro vivace de Monsieur Rubinstein. »

Marie Jaëlle est une des rares pianistes de l’époque capables de jouer l’intégrale de l’œuvre pour piano de Franz Liszt qu’elle interprète en 6 concerts à la Salle Pleyel (Paris) en 1891 et 1892. Elle y propose l’intégrale des 32 sonates de Beethoven en 1893. Et en 1902, elle donne à la Salle Erard, en 6 récitals, l’essentiel des oeuvres pour piano de Robert Schumann. Ces salles sont à l’époque de hauts lieux de la vie musicale parisienne. Ignace Pleyel (1757-1831) et son fils Camille (1788-1855), Sébastien Erard (1752-1831) et son neveu Pierre Erard (1796-1855), avaient participé, chacun de leur côté, à la mise au point des pianos-forte : en 1821, Sébastien Erard a inventé le double échappement permettant la répétition rapide d’une note. Henri Herz et Camille Pleyel ont adapté ce mécanisme à leurs pianos. Liszt jouait généralement un piano Erard, Chopin un Pleyel et Marie Jaëll un Henri Herz.

Le traumatisme de la guerre de 1870

Suite à la guerre de 1870, le traité de Francfort du 10 mai 1871 rattache l’Alsace au nouvel Empire allemand créé en 1871 -elle faisait anciennement partie du Saint-Empire romain germanique. Alors que Marie parle couramment l’allemand, joue la musique de compositeurs allemands et a étudié le piano en Allemagne, elle refuse obstinément de devenir Allemande. Peu avant le conflit, Alfred Jaëll avait été appelé à succéder à Ignaz Moscheles à la tête du Conservatoire de Leipzig et devait aussi prendre la direction du Neue Zeitschrift für Musik fondé à Leipzig par Robert Schumann en 1834. Mais son épouse veut rester fidèle à la France et il refuse les postes. Le couple passe les premiers mois du conflit en Suisse où il rencontre Cosima Liszt et Richard Wagner dont le discours nationaliste choque Marie. Par contre, elle est fascinée par ses compositions. Pour elle, l’orchestre de Bayreuth est vraiment la solution des liens du visible et de l’invisible. La musique devient l’infini, la scène n’est que la parabole dont parle Freud. 

Puis le couple retourne à Paris, cette ville qu’elle trouvait auparavant trop frivole. Marie Jaëll refusera longtemps de se produire en Allemagne, elle délaissera la langue allemande pour le français et optera pour la nationalité française. Le Fonds Marie Jaëll de Strasbourg possède le document officiel de son changement de nationalité : Option pour la nationalité française… Le Samedi 7 septembre 1872 par-devant nous, Maire de la commune du 9e arrondissement de Paris. Mad. Trautmann, Marie Christine, fe. Jaëll, artiste musicienne… a déclaré opter pour la nationalité française… assistée de Sr. Jaëll, Alfred Ascagne, Edouard, son époux qui l’autorise.

Et elle reviendra souvent à Steinseltz jusqu’au décès de son père en 1890.

Anne-Marie Polome

 

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