Un portrait d’Yvonne Lefébure et de ses affinités électives

par

Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Variations Diabelli, op. 120 ; Sonates pour piano n° 8 op. 13 « Pathétique » (1er mouvement), n° 30 op. 109, n° 31 op. 110 et n° 32 op. 111. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) Sonate pour violon et piano n° 27 KV 379 ; Concerto pour piano et orchestre n° 20 KV 466. Jean-Sébastien Bach (1685-1750) : Concerto pour piano et orchestre BWV 1052 ; Fantaisie et Fugue BWV 542 et Prélude et Fugue BWV 543, transcriptions Liszt ; Choral « Ich rufe zu dir » BWV 639, transcription Busoni. Robert Schumann (1810-1856) : Concerto pour piano et orchestre op. 54. Maurice Ravel (1875-1937) : Sonate pour violon et piano en sol majeur. Paul Dukas (1865-1935) : Variations, Interlude et Finale sur un thème de Rameau. Claude Debussy (1862-1918) : La Boîte à joujoux. Albert Roussel (1869-1937) : Trois petites pièces op. 49. Frédéric Chopin : Mazurka op. 17 n° 4. Yvonne Lefébure, piano. Orchestre philharmonique de Berlin, direction Wilhelm Furtwängler ; Orchestre de Chambre Ferdinand Oubradous ; Orchestre national de la RTF et Orchestre radio symphonique de la RTF, direction Pierre Dervaux ; Jeanine Gautier, violon ; Pierre Bertin, récitant. 1935-1959. Notice en anglais. 316.15. Un coffret Profil Hänssler de cinq CD PH21041.

Née le 29 juin 1898 (et non en 1900, comme le signale erronément la notice du coffret), la pianiste française Yvonne Lefébure, qui avait commencé le piano dès ses quatre ans, faisait déjà l’admiration de Marguerite Long un lustre plus tard, avant d’étudier dans la classe d’Alfred Cortot pour le piano ou dans celle de Charles-Marie Widor pour la fugue. Au cours de sa longue carrière (elle est décédée le 23 janvier 1986), elle a été proche de Gabriel Fauré, Maurice Ravel ou Paul Dukas, a joué avec des chefs de haute réputation (Mengelberg, Furtwängler, Mitropoulos, Munch, Paray, Markevitch…) mais aussi, en musique de chambre, avec Pablo Casals (qui la dirigea) ou Sandor Vegh. Pédagogue réputée au Conservatoire de Paris, elle a compté parmi ses élèves Dinu Lipatti, Samson François, Catherine Collard, Michael Levinas et bien d’autres. 

Cette grande virtuose à la personnalité affirmée, qui avait épousé le chef d’orchestre et musicologue Fred Goldbeck (1902-1981), a laissé un legs discographique sous différentes étiquettes, sans être enthousiasmée par les exigences des studios d’enregistrement. Dans les années 1970, elle se laissa heureusement convaincre, sur l’insistance du label FY de Fernand et Yvette Carbou, de confier aux micros des interprétations qui ont fait date. En 2016, à l’occasion des trente ans de sa disparition, le même label, devenu FY Solstice, a publié un passionnant coffret de 24 CD, intitulé « Yvonne Lefébure, une légende du piano » (SOCD 321/344), qui consiste en témoignages de concerts ou en studio couvrant l’essentiel d’une carrière hors normes, y compris des inédits provenant des archives de l’INA. Cette indispensable référence à tirage limité étant devenue une rareté, on salue avec intérêt l’initiative de l’éditeur allemand Profil Hänssler de mettre à disposition des mélomanes une série de gravures, la plupart d’entre elles se situant dans la décennie 1950, que l’on trouvait dans le coffret FY Solstice.

Trois domaines sont ainsi illustrés : concertos, piano seul, musique de chambre. Pour la première catégorie, dans le BWV 1052 de Bach du 19 octobre 1957, quelque peu plombé par le peu inspiré Orchestre de chambre Fernand Oubradous, Yvonne Lefébure trouve le ton juste et pare l’inspiration du Cantor de la lumière nécessaire. Le Concerto de Schumann est par contre un moment collectif vibrant : la virtuose, dont il existe aussi des versions dirigées par George Sebastian et Paul Paray, est ici en totale osmose avec Pierre Dervaux, ardent à la tête du National de la RTF le 4 avril 1955. Elle a déclaré elle-même qu’elle adorait cette partition, en particulier l’initial Allegro affettuoso, dont le cri de joie, de jeunesse et l’élan la stimulaient. C’est ce qu’elle explique dans l’ouvrage qu’Yvette Carbou a publié chez Vandevelde en 1995, La leçon de musique d’Yvonne Lefébure, qui regroupe une sélection d’écrits de la pianiste destinés à ses cours d’interprétation ou à des émissions de radio ou de télévision. Cette magnifique version schumanienne, pleine de feu, est complétée par un autre partenariat avec Dervaux dans un dynamique et altier Concerto n° 20 de Mozart, le 25 janvier 1958, que l’on aura plaisir à comparer avec celui du légendaire concert public du 15 mai 1954 à Lugano, cette fois avec Wilhelm Furtwängler. Yvonne Lefébure a écrit : (…) il restera sans doute la plus belle expérience que j’eus d’un accompagnement d’orchestre, mené miraculeusement par celui que je considérerai toujours comme le plus grand chef de notre époque » (o.c. 53). Une extraordinaire version, en effet, où l’accent est mis sur le geste dramatique, dans un dialogue constant et stylé.

Yvonne Lefébure alliait la sensibilité à la puissance et à la grandeur, avec un son direct et franc, et le souci du détail comme de l’architecture. On s’en convainc en écoutant des sonates de Beethoven : un véhément premier mouvement de la Pathétique le 31 mai 1959, suivie, le même jour, d’un opus 111 d’une grande rhétorique. L’opus 109 et l’opus 110 de janvier 1955 proposent un discours à la fois simple et intense. On y ajoutera de transcendantes Variations Diabelli de mars 1956, aux côtés visionnaires et analytiques. Mozart est encore servi par la Sonate pour violon et piano KV 379 du 31 mai 1959, lorsque la pianiste accompagne la violoniste Jeanne Gautier (1898-1974), bien oubliée de nos jours, qui sera aussi sa partenaire dans une généreuse Sonate de Ravel en 1955. Quant à Bach, des transcriptions de Liszt (Fantaisie et Fugue BWV 542 et Prélude et Fugue BWV 543) et une autre de Busoni (Choral BWV 639), toutes enregistrées en Septembre 1955, attestent de la diversité de la virtuose. 

Les affinités électives ici sélectionnées sont complétées par un choix logique de pages françaises, au-delà du Ravel déjà évoqué. On y trouve Dukas et les difficultés stylistiques de ses Variations, Interlude et Finale sur un thème de Rameau, entre couleurs et mystère, dans une version de novembre 1935. Yvonne Lefébure réenregistrera ce plein quart d’heure aux effets contrastés pour FY en 1974. Les Trois petites pièces op. 49 de Roussel de juin 1949 et La Boîte à joujoux de Debussy de 1956, avec Pierre Bertin (1891-1984), sociétaire de la Comédie-Française et mari de Marcelle Meyer, comme savoureux récitant dans un précieux moment de fraîcheur, complètent ce panorama, auquel vient encore s’ajouter une Mazurka aérienne de Chopin.

Même si l’on apprécie comme il le mérite le contenu de ce coffret, ainsi que le travail de restauration sonore effectué, on regrettera l’indigence de la notice. L’édition FY Solstice de 2016 demeure de toute façon la référence absolue pour admirer l’art de cette éminente grande dame du piano que fut Yvonne Lefébure. 

Son : 7, 5  Notice : 4  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix 

 

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